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Billet de blog 18 octobre 2025

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Sentir l’enfance en danger

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Sentir l’enfance en danger

Pour une anthropologie historique des sensibilités professionnelles en protection de l'enfance

Introduction : L'enfance en danger comme fait sensible et émotionnel

En 1959, une assistante sociale parisienne note dans un rapport : « L'odeur qui règne dans ce logis m'a saisie dès le seuil. Comment des enfants peuvent-ils grandir dans une telle atmosphère ? » Ce fragment d'archive, apparemment anodin, condense une tension fondamentale de la protection de l'enfance : celle d'un jugement professionnel qui se présente comme objectif mais repose largement sur des perceptions sensorielles et des réactions émotionnelles socialement construites. Que sent-on exactement lorsqu'on « sent » le danger pour un enfant ? Comment apprend-on à détecter, à ressentir, à classifier les situations qui appellent une intervention ? Et comment cette sensibilité professionnelle s'est-elle historiquement constituée, transformée, contestée ?

Depuis les travaux pionniers de Lucien Febvre sur la « sensibilité » comme objet historique, un champ de recherche dynamique s'est constitué autour de l'histoire des émotions et des sens. Les travaux d'Alain Corbin sur l'odorat, d'Arlette Farge sur les « effusions et tourments » du peuple parisien, de Damien Boquet et Piroska Nagy sur le Moyen Âge « sensible », ou encore de William Reddy sur la « navigation émotionnelle » ont montré que les émotions et les perceptions sensorielles ne sont pas des données naturelles et universelles, mais des constructions historiques, sociales et politiques. Pourtant, le champ du travail social en général, et de la protection de l'enfance en particulier, demeure un angle mort de cette historiographie florissante.

Cette lacune est d'autant plus frappante que la protection de l'enfance constitue un observatoire privilégié de ce que Didier Fassin et Patrice Bourdelais nomment les « constructions de l'intolérable » : un dispositif institutionnel qui définit les seuils de tolérance sociale, qui trace les frontières entre le normal et le pathologique, le supportable et l'inadmissible. Or, ces frontières ne sont jamais purement rationnelles ou juridiques ; elles sont profondément ancrées dans des régimes de sensibilité, des « communautés émotionnelles » (pour reprendre le concept de Barbara Rosenwein) qui définissent collectivement ce qui doit être ressenti, exprimé ou tu face à la souffrance de l'enfant.

Cet billet propose donc une anthropologie historique des sensibilités professionnelles en protection de l'enfance, centrée sur la France de l'après-guerre à nos jours.  La problématique centrale peut se formuler ainsi : comment les professionnels de la protection de l'enfance ont-ils historiquement mobilisé, régulé et hiérarchisé les émotions et les perceptions sensorielles dans leur pratique ? En quoi ces transformations révèlent-elles des enjeux de pouvoir, de genre et de classe dans la définition même de l'« enfance en danger » ?

Mon propos se déploie en trois temps correspondant à trois « régimes de sensibilité » successifs : l'ère du sauvetage compassionnel (1945-1970), marquée par une charge émotionnelle explicite et une rhétorique du « cœur » ; le tournant psycho-technicien (1970-1990), caractérisé par une rationalisation des émotions et une valorisation de la « distance professionnelle » ; enfin, l'époque contemporaine du burn-out généralisé (1990-2025), où la saturation émotionnelle et sensorielle des professionnels devient un problème public. Cette périodisation n'est évidemment pas rigide : des chevauchements, des résistances et des conflits traversent chaque période. Mais elle permet de saisir les grandes lignes d'une transformation des sensibilités professionnelles qui éclaire d'un jour nouveau l'histoire de la protection de l'enfance.

1 L'ère du sauvetage compassionnel (1945-1970) : « Avoir du cœur » comme compétence professionnelle

1.1 Une profession féminine et sentimentale

Au sortir de la Seconde Guerre mondiale, la protection de l'enfance française se structure autour d'un personnel majoritairement féminin, souvent issu de l'enseignement catholique ou des œuvres philanthropiques. Les assistantes sociales, éducatrices spécialisées et monitrices qui composent alors le gros des troupes partagent un ethos professionnel où la « vocation » et le « dévouement » occupent une place centrale. Comme l'a montré Anne-Marie Kappeli pour les infirmières, ces métiers du care féminin sont traversés par une tension structurelle entre professionnalisation et assignation à des qualités « naturellement » féminines.

Les archives de formation de cette période révèlent une valorisation explicite des émotions et des dispositions affectives. Un manuel de 1952 destiné aux futures éducatrices insiste ainsi sur la nécessité « d'avoir du cœur », de « savoir aimer ces enfants que personne n'aime », de « ressentir leur souffrance comme si elle était nôtre ». La compassion n'est pas ici perçue comme un obstacle à la professionnalité, mais comme sa condition même. L'empathie, la pitié, voire une certaine forme d'amour maternel sublimé constituent le socle de la légitimité professionnelle.

Cette « économie morale » de la compassion, pour reprendre le concept de Didier Fassin, s'inscrit dans une longue tradition chrétienne du care, mais elle se laïcise progressivement sous l'égide de l'État-providence naissant. La figure de l'assistante sociale « qui visite les pauvres » se transforme en celle de l'agent de l'État qui « protège l'enfance », mais le registre émotionnel demeure largement inchangé. Les dossiers individuels de cette époque sont saturés d'expressions sentimentales : on parle d'enfants « touchants », de situations « déchirantes », de parents « révoltants ». Le vocabulaire émotionnel n'est pas encore perçu comme incompatible avec l'objectivité professionnelle ; il en constitue au contraire le véhicule privilégié.

1.2 L'odeur comme révélateur de la misère morale

L'anthropologie sensorielle permet de saisir une dimension souvent invisible de ces pratiques : la place centrale de l'odorat dans l'évaluation des situations familiales. Comme l'a montré Alain Corbin dans ses travaux sur le « miasme et la jonquille », le XIXe siècle bourgeois a construit un lien étroit entre odeur et moralité, entre propreté et respectabilité. Cette association traverse encore largement les pratiques professionnelles de l'après-guerre.

Les rapports d'assistantes sociales des années 1950-1960 regorgent de descriptions olfactives : « odeur d'urine », « relents d'alcool », « puanteur insupportable », « atmosphère irrespirable ». Ces notations ne sont jamais neutres : elles fonctionnent comme des indices moraux, des preuves sensorielles de la « déchéance » des familles. L'odeur devient un marqueur de frontière entre les classes, un signe qui authentifie le regard professionnel. Savoir sentir, c'est savoir voir ; c'est posséder ce que Bourdieu appellerait un « sens pratique » de classe.

Or, cette compétence olfactive n'est jamais enseignée formellement. Elle relève d'un apprentissage implicite, d'une socialisation professionnelle où les collègues plus anciennes transmettent aux novices la capacité à « reconnaître » les situations problématiques. Une éducatrice témoigne en 1968 : « Dès qu'on entre dans certains foyers, on sait. L'odeur vous prend à la gorge. C'est un signal d'alarme. » Cette intuition sensorielle, présentée comme évidente et naturelle, masque en réalité un jugement social profondément normatif : ce qui est jugé « malodorant » correspond aux conditions de vie des classes populaires (promiscuité, chauffage au charbon, alimentation spécifique, impossibilité d'aérer dans les logements exigus).

L'anthropologue Constance Classen a montré comment les sociétés hiérarchisent les sens et attribuent différentes capacités sensorielles aux groupes sociaux. Dans le contexte de la protection de l'enfance d'après-guerre, on peut parler d'une « domination olfactive » : les professionnelles issues de la classe moyenne imposent leurs normes sensorielles aux familles populaires, tout en présentant leur dégoût comme un constat objectif et non comme un jugement de classe.

1.3 Le toucher ambigu : entre affection et contrôle

Si l'odorat fonctionne comme un sens de la distance et de la classification, le toucher constitue le sens de la proximité et de l'ambiguïté. Les pratiques tactiles en protection de l'enfance révèlent une tension constante entre le besoin affectif des enfants, les normes professionnelles émergentes et les tabous sociaux autour du contact corporel.

Les photographies d'institutions de cette période montrent fréquemment des éducatrices tenant des enfants sur leurs genoux, les caressant, les embrassant. Ces gestes, aujourd'hui largement proscrits ou encadrés, étaient alors perçus comme légitimes, voire nécessaires. Un rapport de 1963 sur un foyer d'accueil note ainsi : « Les enfants ont besoin de tendresse physique. Madame X. sait les entourer de gestes maternels qui les apaisent. » Le toucher affectueux est ici valorisé comme une compétence professionnelle, une capacité à « compenser » la carence familiale par un substitut maternel.

Mais ce toucher compassionnel coexiste avec un toucher disciplinaire, rarement documenté dans les archives officielles mais attesté par les témoignages d'anciens placés. Les « claques », « fessées », « tapes sur les doigts » constituent alors des pratiques banales de correction, prolongeant dans l'institution les normes corporelles de l'époque. Le corps de l'enfant placé est ainsi un corps disponible, manipulable, sur lequel s'exercent simultanément l'affection et la violence, le care et le contrôle.

Cette ambivalence du toucher révèle une caractéristique fondamentale de la protection de l'enfance : elle opère à la frontière instable entre le familial et l'institutionnel, entre l'amour et le pouvoir. Les professionnelles sont encouragées à « aimer » les enfants, mais cet amour doit rester dans les limites d'une distance professionnelle encore mal définie. Le corps devient le lieu où se négocient ces frontières floues, où s'incarnent les tensions irrésolues du placement.

1.4 L'œil qui sauve : la photographie sociale comme preuve émotionnelle

La dimension visuelle occupe une place croissante dans le dispositif de protection de l'enfance d'après-guerre. La photographie, déjà utilisée au XIXe siècle dans les institutions charitables, se systématise et se transforme. Comme l'ont montré les travaux de Daniel Foliard sur la photographie coloniale, l'image n'est jamais un simple enregistrement du réel : elle construit activement ce qu'elle prétend documenter.

Les photographies « avant/après » constituent un genre particulièrement révélateur. On y voit des enfants « sauvés » par l'institution : sales, mal coiffés, le regard vague « avant » ; propres, souriants, bien habillés « après ». Ces images circulent dans les rapports administratifs, les publications institutionnelles, la presse spécialisée. Elles fonctionnent comme des preuves visuelles de l'efficacité de l'intervention, mais aussi comme des générateurs d'émotions : elles doivent susciter la pitié devant le « avant » et la satisfaction devant le « après ».

Or, ces photographies opèrent une double violence symbolique. D'abord, elles réduisent la complexité des situations à une opposition binaire (misère/salut) qui légitime l'intervention institutionnelle. Ensuite, elles exposent les enfants et leurs familles au regard public sans leur consentement, transformant leur intimité en spectacle édifiant. La photographie sociale participe ainsi de ce que Luc Boltanski a analysé comme une « souffrance à distance » : elle permet aux classes moyennes et supérieures de s'émouvoir de la misère des pauvres tout en maintenant la séparation sociale.

Les professionnelles elles-mêmes développent un « œil exercé », une capacité à « voir » les signes de maltraitance ou de négligence. Cette compétence visuelle, comme la compétence olfactive, relève d'un apprentissage pratique : savoir repérer les bleus suspects, les vêtements inadaptés, le retard staturo-pondéral, le regard « anormal ». Mais cet œil professionnel n'est jamais neutre : il est informé par des normes de classe, de genre et de race qui définissent ce qu'est un « bon » parent et un enfant « bien » élevé

2 Le tournant psycho-technicien (1970-1990) : Neutraliser les émotions, rationaliser le sensible

2.1 Mai 68 et la critique de la compassion bourgeoise

Les années 1968-1975 marquent un tournant dans l'histoire de la protection de l'enfance française. La contestation généralisée des institutions, la critique de l'enfermement psychiatrique (Foucault, Goffman), les mouvements de « libération » des enfants et des jeunes ébranlent les certitudes de l'après-guerre. Dans ce contexte, le modèle compassionnel est dénoncé comme paternaliste, infantilisant, reproduisant les dominations de classe.

Des professionnels critiques, souvent marqués par la psychanalyse et les sciences sociales, interrogent frontalement le régime émotionnel de leur pratique. Une éducatrice écrit en 1972 dans une revue spécialisée : « Pendant des années, on nous a dit d'aimer ces enfants. Mais cet amour n'était qu'un masque de notre pouvoir. Nous devons apprendre à travailler autrement, avec rigueur et distance. » L'émotion, hier valorisée, devient suspecte. La compassion est réinterprétée comme une forme de domination symbolique, un sentiment qui maintient l'enfant et sa famille dans une position d'infériorité.

Cette critique s'accompagne d'un mouvement de professionnalisation accélérée. Les formations se développent, se structurent, s'universitarisent partiellement. Les références théoriques se multiplient : psychanalyse (Winnicott, Dolto), sociologie (Bourdieu, Passeron), ethnologie. Le « bon sens » et le « cœur » ne suffisent plus ; il faut des concepts, des outils, des techniques. Comme l'a analysé Pierre Bourdieu dans ses « Méditations pascaliennes », cette rationalisation du care est ambivalente : elle permet une distanciation critique nécessaire, mais elle risque aussi d'évacuer la dimension proprement affective et corporelle de la relation d'aide.

2.2 L'injonction à la « distance professionnelle »

Le concept de « distance professionnelle » devient central dans les années 1970-1980. Il désigne la capacité à « ne pas se laisser envahir » par les émotions, à maintenir une séparation claire entre vie professionnelle et vie personnelle, à « prendre du recul » face aux situations. Cette notion, qui semble relever du bon sens, mérite d'être historicisée et problématisée.

La « distance professionnelle » fonctionne d'abord comme un dispositif de protection psychique des travailleurs sociaux face à la violence et à la souffrance qu'ils rencontrent quotidiennement. Comme l'ont montré les travaux d'Arlie Hochschild sur le « travail émotionnel », les métiers du care requièrent une gestion constante des affects : il faut ressentir (ou feindre de ressentir) certaines émotions (empathie, bienveillance) tout en réprimant d'autres (dégoût, colère, découragement). Cette « navigation émotionnelle » (Reddy) est épuisante et nécessite des stratégies de protection.

Mais la « distance professionnelle » fonctionne aussi comme une norme de classe. Elle valorise un rapport au monde typiquement bourgeois : la maîtrise de soi, le contrôle des émotions, la capacité d'abstraction et de rationalisation. À l'inverse, l'expression émotionnelle directe, l'engagement affectif, la « sensibilité à fleur de peau » sont dévalués comme signes d'amateurisme ou d'immaturité professionnelle. Cette hiérarchisation n'est pas sans lien avec le genre : les professionnelles (majoritaires) doivent constamment prouver qu'elles ne sont pas « trop » émotives, qu'elles peuvent adopter une posture « masculine » de rationalité et de neutralité.

Les formations de cette période insistent lourdement sur cette compétence. Des exercices de « mise à distance » sont proposés : analyse de pratique, supervision, écriture réflexive. L'émotion doit être « travaillée », « élaborée », « mise en mots ». Elle ne disparaît pas, mais elle doit circuler dans des canaux autorisés, des espaces-temps dédiés (la réunion d'équipe, la supervision) où elle peut être collectivement régulée. Hors de ces cadres, elle devient suspecte, signe d'un « manque de professionnalisme ».

2.3 La psychanalyse comme technologie émotionnelle

L'influence croissante de la psychanalyse dans le travail social des années 1970-1980 constitue un aspect essentiel de cette transformation. La psychanalyse offre un langage et un cadre pour penser la relation éducative autrement que sur le mode de l'amour ou de l'autorité. Les concepts de transfert, contre-transfert, contenance, fonction alpha deviennent des outils professionnels permettant de nommer et de réguler les émotions.

Le « contre-transfert » en particulier devient une notion centrale. Il désigne les réactions émotionnelles du professionnel face à l'usager, réactions qui ne sont plus perçues comme des parasites à éliminer mais comme des informations précieuses sur la situation. Une éducatrice témoigne en 1985 : « Maintenant, quand je ressens de la colère face à un enfant, je ne me dis plus que je suis une mauvaise professionnelle. Je me demande ce que cette colère me dit de lui, de son histoire, de ce qu'il me fait vivre. »

Cette grille de lecture psychanalytique opère une rationalisation des affects : les émotions deviennent des « données » à interpréter plutôt que des expériences à réprimer ou à exprimer spontanément. Elles sont soumises à un travail herméneutique constant qui les transforme en savoir professionnel. Comme l'a montré Pierre-Henri Castel dans ses travaux sur la psychanalyse, cette « intellectualisation » des émotions peut être libératrice (elle permet de penser ce qui était vécu comme indicible), mais elle peut aussi fonctionner comme une défense contre l'intensité affective de la rencontre.

2.4 Les sens sous contrôle : hygiénisme et normalisation

Parallèlement à cette rationalisation des émotions, on assiste à un renforcement du contrôle des pratiques sensorielles, particulièrement autour du corps de l'enfant. Les années 1970-1980 voient se multiplier les protocoles, les règles, les « bonnes pratiques » qui encadrent strictement les interactions corporelles.

Le toucher fait l'objet d'une régulation croissante. Les formations mettent en garde contre les « mauvais touchers », les « gestes ambigus », les « transgressions de la distance corporelle ». La « révélation » progressive de la maltraitance sexuelle dans les institutions (largement sous-estimée jusqu'alors) conduit à une méfiance généralisée vis-à-vis du contact physique. Les gestes affectueux autrefois valorisés deviennent suspects. Une éducatrice note en 1987 : « On ne sait plus comment consoler un enfant qui pleure sans risquer d'être accusée de gestes déplacés. »

Cette « panique morale » autour du toucher (pour reprendre le concept des sociologues Stanley Cohen et Stuart Hall) révèle une transformation profonde du rapport au corps de l'enfant. Celui-ci devient intouchable, presque sacré, entouré d'interdits qui visent certes à le protéger, mais qui produisent aussi une forme de « désaffection » institutionnelle. Les enfants placés, déjà privés de leurs parents, se trouvent également privés des contacts corporels réconfortants dont tout enfant a besoin.

L'hygiène corporelle fait également l'objet d'une attention accrue et normalisée. Les institutions élaborent des protocoles stricts : fréquence des bains, produits à utiliser, contrôle de la pédiculose, soins dentaires. Ces pratiques s'inscrivent dans une longue histoire d'hygiénisme social analysée par Georges Vigarello, mais elles prennent dans les années 1970-1980 une dimension quasi-rituelle. La propreté du corps devient le signe visible de la « bonne prise en charge », une preuve de professionnalisme face aux inspections et aux familles.

Or, cette normalisation hygiénique entre souvent en conflit avec les pratiques familiales des milieux populaires ou des familles migrantes. Ce que les professionnels perçoivent comme de la « négligence » (un enfant aux ongles sales, aux cheveux mal coiffés) relève souvent de conditions matérielles difficiles ou de normes corporelles différentes. La protection de l'enfance fonctionne ici comme un dispositif de « civilisation des mœurs » (Elias) qui impose aux classes populaires les standards corporels de la bourgeoisie

3 L'époque du burn-out généralisé (1990-2025) : Saturation sensorielle et épuisement compassionnel

3.1 La managérialisation du social et l'intensification du travail émotionnel

À partir des années 1990, la protection de l'enfance entre dans une phase de crise multiforme qui affecte profondément les conditions du travail émotionnel et sensoriel. La « managérialisation » du secteur social, analysée par de nombreux sociologues, se traduit par l'introduction de logiques gestionnaires : indicateurs de performance, évaluations quantitatives, optimisation des « flux », réduction des coûts. Cette rationalisation bureaucratique entre en tension avec les exigences propres du care, qui requiert du temps, de la disponibilité, de l'écoute.

Les professionnels témoignent d'une accélération du rythme de travail et d'une augmentation du nombre de situations à suivre. Une assistante sociale interrogée en 2015 note : « Avant, je suivais 25 familles. Aujourd'hui, j'en ai 60. Comment voulez-vous "créer du lien", "être à l'écoute", avec des dossiers qui défilent ? » Cette intensification se traduit par une « taylorisation du care » : les tâches sont fragmentées, standardisées, chronométrées. Le temps de l'écoute, de la relation, de l'improvisation se réduit au profit du temps de la traçabilité administrative.

Or, comme l'ont montré les travaux d'Arlie Hochschild et, plus récemment, de Pascale Molinier, le travail émotionnel ne peut être rationalisé sans coût psychique majeur. Les émotions requièrent du temps pour émerger, être reconnues, élaborées. Elles ne se plient pas aux logiques de productivité. L'injonction paradoxale devient insoutenable : « être empathique » en 15 minutes chronomées, « créer du lien » en remplissant des formulaires standardisés, « se rendre disponible » tout en gérant l'urgence permanente.

Cette contradiction structurelle se manifeste dans l'explosion des troubles psychiques professionnels à partir des années 2000. Les termes de « burn-out », « fatigue compassionnelle », « usure professionnelle » envahissent le vocabulaire du secteur. Des arrêts maladie de longue durée se multiplient. Des professionnels expérimentés quittent le métier, épuisés. Le travail social, et particulièrement la protection de l'enfance, connaît une crise de recrutement et de fidélisation sans précédent.

3.2 L'invasion sensorielle : saturation et stratégies de déconnexion

La période contemporaine se caractérise également par une forme de « saturation sensorielle » des professionnels. L'intensification du travail se traduit par une sur-stimulation constante : téléphones qui sonnent sans cesse, écrans d'ordinateur qui clignotent, open-spaces bruyants, visites à domicile épuisantes, situations de violence ou de détresse qui s'enchaînent sans temps de respiration.

Les témoignages contemporains insistent sur cette dimension : « C'est l'impression d'être bombardé en permanence », « On ne peut plus penser, on est dans la réaction constante », « Le soir, je rentre chez moi les sens saturés, incapable de supporter le moindre bruit ». Cette sur-stimulation n'est pas seulement quantitative ; elle est aussi qualitativement violente. Les professionnels sont exposés quotidiennement à des situations traumatiques : récits d'abus sexuels, témoignages de violences, misère extrême, détresse psychique.

Face à cette invasion sensorielle, des stratégies de déconnexion émergent. Certains professionnels développent ce qu'on pourrait appeler une « anesthésie protectrice » : un engourdissement émotionnel et sensoriel qui permet de continuer à travailler sans s'effondrer. « À force, on devient blindé », témoigne un éducateur en 2018. « On ne ressent plus rien. C'est terrible à dire, mais c'est la seule façon de tenir. » Cette « insensibilité » (pour reprendre le titre d'un numéro récent de la revue Sensibilités) n'est pas choisie ; elle est une réaction défensive face à un environnement devenu insupportable.

D'autres développent des rituels de « décontamination sensorielle » : une douche systématique en rentrant du travail (pour « laver » les odeurs, les contacts), une musique forte dans la voiture (pour « couvrir » les voix entendues dans la journée), une pratique sportive intense (pour « évacuer » les tensions corporelles). Ces pratiques, rarement explicitées dans les formations ou les espaces collectifs, relèvent d'un savoir profane, transmis entre pairs, pour survivre psychiquement dans un métier devenu toxique.

3.3 La judiciarisation et la peur de « mal sentir »

La période récente se caractérise également par une judiciarisation croissante de la protection de l'enfance. Les « affaires » médiatisées d'enfants morts malgré des signalements, les plaintes de parents contre des professionnels accusés de « sur-signalement », les condamnations d'éducateurs pour non-assistance à personne en danger créent un climat de peur et de méfiance.

Cette judiciarisation affecte directement le travail émotionnel et sensoriel. Les professionnels développent ce qu'on pourrait appeler une « hyper-vigilance anxieuse » : la crainte constante de « passer à côté » d'un cas grave, de « mal évaluer » une situation, de se tromper dans leur « intuition » professionnelle. L'erreur, inhérente à toute pratique humaine, devient juridiquement et médiatiquement intolérable.

Cette peur de mal juger produit deux effets contradictoires. D'un côté, une « inflation du signalement » : dans le doute, on signale, on se couvre, on transfère la responsabilité à l'institution judiciaire. De l'autre, une « paralysie décisionnelle » : la peur de se tromper conduit à différer l'action, à multiplier les évaluations, à attendre que la situation soit « absolument certaine » – ce qui n'arrive jamais dans un domaine aussi complexe que les relations familiales.

Cette judiciarisation transforme également le statut de l'intuition sensorielle et émotionnelle. Celle-ci, qui était au cœur de la pratique professionnelle (« j'ai senti que quelque chose n'allait pas »), devient juridiquement inaudible. Face à un juge, il faut des preuves objectives, des faits établis, des traces écrites. Le « je sens », le « j'ai l'impression », le « mon expérience me dit » ne suffisent plus. Les professionnels doivent apprendre à traduire leurs perceptions sensorielles en langage objectivé, à rationaliser des intuitions qui relèvent souvent d'une connaissance incorporée, difficile à expliciter.

3.4 Les enfants hyper-signalés : saturation administrative de la souffrance

Cette période voit également émerger la figure de « l'enfant hyper-signalé » : ces situations connues de multiples services, qui font l'objet de dizaines de rapports, de réunions, de synthèses, sans qu'aucune action efficace ne soit menée. Ces dossiers, qui s'empilent et circulent entre institutions, révèlent un paradoxe central de la protection de l'enfance contemporaine : l'inflation des traces écrites coexiste avec une paralysie de l'action.

Les archives contemporaines de la protection de l'enfance se caractérisent par une hypertrophie documentaire. Un dossier moyen peut contenir plusieurs centaines de pages : signalements, notes d'information préoccupante, rapports sociaux, comptes rendus de synthèse, évaluations psychologiques, expertises psychiatriques, courriers administratifs. Cette accumulation crée une illusion d'action : on écrit sur l'enfant, donc on s'occupe de lui. Mais comme le note une cadre de l'Aide sociale à l'enfance en 2019 : « On produit des montagnes de papier, mais l'enfant, lui, continue de souffrir. Le temps passé à écrire est du temps non passé avec lui. »

Cette bureaucratisation transforme radicalement la nature du travail émotionnel. Les professionnels témoignent d'un sentiment de « désincarnation » de leur pratique : « Je ne vois plus les enfants, je vois des dossiers », « Je passe 80% de mon temps devant un écran, 20% sur le terrain ». La médiation numérique et administrative crée une distance sensorielle et émotionnelle : l'enfant devient un ensemble de données, une « situation », un « cas » qu'on gère à distance.

Cette transformation a des effets ambivalents. D'un côté, elle protège les professionnels d'une exposition trop directe à la souffrance : le dossier fonctionne comme un écran qui filtre l'intensité émotionnelle de la rencontre. De l'autre, elle prive la relation d'aide de sa dimension proprement humaine, sensorielle et affective. Comment « créer du lien » avec un enfant qu'on ne voit qu'une heure par mois entre deux réunions ? Comment « sentir » une situation quand on la connaît principalement à travers des rapports écrits par d'autres ?

3.5 La révolution de la parole de l'enfant : nouvelles sensibilités, nouveaux dilemmes

Les années 2000-2020 sont également marquées par une transformation majeure : la reconnaissance progressive de la « parole de l'enfant » comme centrale dans les dispositifs de protection. Cette évolution, portée par la Convention internationale des droits de l'enfant (1989) et par les mouvements de victimes d'abus institutionnels, bouleverse l'économie émotionnelle et sensorielle de la protection de l'enfance.

Historiquement, l'enfant placé était largement silencieux dans les archives : on parlait de lui, sur lui, pour lui, mais rarement avec lui. Les dossiers contenaient des observations de professionnels, des diagnostics médicaux ou psychologiques, des comptes rendus d'entretiens avec les parents, mais très rarement la voix directe de l'enfant. Celui-ci était un objet de savoir et d'intervention, non un sujet de parole.

Cette situation se transforme progressivement. Les « entretiens avec l'enfant » deviennent systématiques et tracés dans les dossiers. Des dispositifs d'« écoute de la parole de l'enfant » se multiplient : auditions filmées en cas de suspicion d'abus, questionnaires sur le vécu du placement, participation aux réunions de synthèse pour les plus grands. Des associations d'anciens placés émergent et portent publiquement un discours critique sur les institutions.

Cette révolution de la parole produit de nouvelles compétences professionnelles autour de l'écoute. Il ne s'agit plus seulement d'observer l'enfant, de l'évaluer, de le classer, mais de l'entendre, de recueillir son récit, de prendre au sérieux son vécu émotionnel. Des formations se développent sur « l'écoute active », « l'entretien non-directif », « le recueil de la parole de l'enfant ». L'oreille devient un organe professionnel central, au même titre que l'œil l'était dans la période précédente.

Mais cette valorisation de la parole de l'enfant génère aussi de nouveaux dilemmes émotionnels et éthiques. Comment écouter des récits de violence extrême sans être submergé ? Comment faire la part entre la vérité du vécu émotionnel de l'enfant et la véracité factuelle de ses propos ? Comment gérer les situations où la parole de l'enfant contredit l'évaluation professionnelle ? Ces questions, qui traversent aujourd'hui la protection de l'enfance, n'ont pas de réponse simple et génèrent une anxiété professionnelle constante.

De plus, cette injonction à « faire parler » l'enfant peut devenir une forme de violence symbolique. Les entretiens répétés, les récits sollicités encore et encore (par l'assistante sociale, le psychologue, l'éducateur, le juge, l'expert), la nécessité de « prouver » sa souffrance par la parole peuvent être traumatisants. Comme l'ont montré les travaux de Didier Fassin et Richard Rechtman sur « l'empire du traumatisme », la victime contemporaine est sommée de témoigner, de mettre en mots sa souffrance, de la rendre audible et crédible. L'enfant protégé se trouve ainsi pris dans une injonction contradictoire : parler pour être protégé, mais être exposé par cette parole même.

3.6 Les « nouveaux » publics et le trouble des sensibilités établies

La période récente voit également l'arrivée de « nouveaux publics » qui déstabilisent les cadres sensoriels et émotionnels établis : mineurs non accompagnés (MNA), familles migrantes aux pratiques éducatives différentes, situations de radicalisation, adolescents en rupture violente. Ces situations remettent en question les catégories et les intuitions professionnelles héritées des décennies précédentes.

Les mineurs non accompagnés en particulier posent un défi spécifique. Ces jeunes, souvent traumatisés par la migration, parlant peu ou pas français, porteurs de codes culturels différents, ne correspondent pas aux schémas habituels de « l'enfant en danger ». Comme le note une éducatrice en 2017 : « Avec les MNA, toutes nos grilles d'évaluation tombent. Comment évaluer une situation familiale au Mali quand on ne connaît rien de ce contexte ? Comment "sentir" le danger quand tous nos repères sont bouleversés ? »

Cette rencontre avec l'altérité culturelle ravive des questions anciennes sur l'universalité ou la relativité des normes de protection. Qu'est-ce qu'une « enfance en danger » ? Cette catégorie est-elle transculturelle ou reflète-t-elle des normes occidentales spécifiques ? Les débats autour des « mutilations génitales féminines », des « mariages forcés », des « pratiques éducatives traditionnelles » révèlent la difficulté à penser ensemble respect des cultures et protection de l'enfant.

Ces situations confrontent également les professionnels à leurs propres limites sensorielles et émotionnelles. Des réactions de dégoût, de peur, de rejet peuvent surgir face à des pratiques perçues comme « barbares » ou « incompréhensibles ». Le travail consiste alors à « élaborer » ces réactions, à interroger ce qu'elles disent de nos propres normes incorporées, à construire un jugement professionnel qui ne soit ni relativisme absolu ni ethnocentrisme aveugle.

4Anthropologie politique des sensibilités professionnelles : rapports de pouvoir et résistances

4.1 Genre, classe et race : une triple domination sensorielle

L'analyse historique des sensibilités professionnelles en protection de l'enfance révèle qu'elles ne sont jamais neutres, mais toujours traversées par des rapports de pouvoir. Trois dimensions doivent être articulées : le genre, la classe et la race.

La dimension de genre est fondamentale. La protection de l'enfance est un secteur massivement féminisé (environ 80% de femmes), mais cette féminisation s'accompagne d'une dévalorisation salariale et symbolique. Le travail émotionnel et sensoriel y est à la fois central et invisibilisé, considéré comme une extension de « qualités féminines naturelles » plutôt que comme une compétence acquise et reconnue. Comme l'ont montré les travaux féministes sur le care (Gilligan, Tronto, Molinier), cette naturalisation du travail affectif féminin contribue à sa non-reconnaissance sociale et économique.

De plus, les normes émotionnelles valorisées évoluent selon les périodes : la « sensibilité féminine » est d'abord encouragée (années 1950-1960), puis suspecte et à contrôler (années 1970-1990), enfin épuisée et pathologisée (burn-out contemporain). Ces transformations révèlent l'instabilité des assignations de genre : les femmes du care sont sommées d'être « naturellement » empathiques tout en faisant preuve de « distance professionnelle », d'être « maternelles » sans être « trop » affectives, de « gérer » leurs émotions tout en restant « disponibles » émotionnellement.

La dimension de classe traverse également les pratiques sensorielles. Comme nous l'avons vu, les professionnels (issus majoritairement des classes moyennes) imposent leurs normes sensorielles aux familles populaires : normes olfactives (propreté, désodorisation), normes tactiles (distance corporelle, gestes « appropriés »), normes visuelles (ordre domestique, esthétique du logement), normes gustatives (alimentation « équilibrée », « éducation du goût »). Cette « violence symbolique » (Bourdieu) est d'autant plus efficace qu'elle se présente comme naturelle, évidente, universelle.

Les familles populaires développent des stratégies de résistance ou d'adaptation face à ce contrôle sensoriel. Certaines « nettoient » leur logement avant la visite de l'assistante sociale, cachent les objets jugés « inappropriés », adoptent une présentation de soi conforme aux attentes. D'autres refusent cette mise en scène et assument leurs pratiques, au risque d'être sanctionnées. Ces négociations quotidiennes révèlent que la protection de l'enfance fonctionne comme un dispositif de « distinction » (Bourdieu) où les compétences sensorielles et émotionnelles deviennent des marqueurs de légitimité sociale.

La dimension raciale enfin, longtemps impensée en France, émerge progressivement dans les analyses critiques de la protection de l'enfance. Les statistiques (là où elles existent) montrent une surreprésentation des familles issues de l'immigration dans les mesures de placement. Cette surreprésentation peut s'expliquer par des facteurs socio-économiques (pauvreté, précarité du logement), mais aussi par des biais d'évaluation liés aux normes culturelles.

Des recherches récentes en sociologie montrent que les « signalements pour négligence » touchent particulièrement les familles africaines et maghrébines, chez qui certaines pratiques éducatives (laisser les enfants jouer dans la rue, confier l'enfant à la famille élargie, circulation entre plusieurs logements) sont interprétées comme des signes de « désintérêt parental ». De même, les réactions émotionnelles des parents (pleurs, cris, gestes démonstratifs lors des audiences) peuvent être perçues comme « excessives » ou « manipulatrices » alors qu'elles relèvent de codes d'expression émotionnelle culturellement situés.

4.2 Résistances et contre-conduites : quand les professionnels désobéissent

Face à ces injonctions contradictoires et à la dégradation de leurs conditions de travail, des professionnels développent des formes de résistance et de « désobéissance » (pour reprendre un terme foucaldien). Ces pratiques, rarement visibles dans les archives officielles, émergent dans les témoignages et les espaces informels.

Certains refusent la « mise à distance » émotionnelle et revendiquent le droit à « s'attacher » aux enfants qu'ils accompagnent. Une éducatrice témoigne : « On nous dit de ne pas nous attacher, mais comment aider un enfant si on ne l'aime pas un peu ? Je refuse cette injonction à la neutralité. Oui, je pleure parfois après une visite difficile. Et alors ? Ça fait de moi une mauvaise professionnelle ? Non, ça fait de moi un être humain. »

D'autres développent des pratiques de « care invisible », non tracées administrativement : un coup de téléphone personnel le soir pour prendre des nouvelles, un cadeau d'anniversaire payé de sa poche, un accompagnement à l'hôpital sur son temps libre, une présence lors d'un événement familial important. Ces gestes, qui excèdent le cadre strictement professionnel, témoignent d'un refus de la réduction du soin à sa dimension bureaucratique.

Des collectifs de professionnels émergent également pour dénoncer publiquement les conditions de travail et leurs effets sur les enfants. Des « appels » sont lancés, des tribunes publiées, des manifestations organisées. Ces mouvements, qui se multiplient dans les années 2010, portent une critique systémique du fonctionnement de la protection de l'enfance et réclament des moyens, du temps, de la reconnaissance.

4.3 Les voix des « placés » : une contre-histoire sensorielle et émotionnelle

Depuis les années 2000, des associations d'anciens enfants placés se constituent et portent une parole publique critique sur les institutions. Ces témoignages offrent une « contre-histoire » de la protection de l'enfance, vue du point de vue des enfants eux-mêmes, et révèlent des dimensions sensorielles et émotionnelles largement absentes des archives officielles.

Les récits insistent sur la violence sensorielle du placement : l'odeur spécifique des institutions (mélange de Javel, de cantine collective, de désodorisant industriel) qui marque durablement la mémoire ; le bruit constant dans les dortoirs collectifs qui empêche l'intimité et le sommeil ; le goût fade de la nourriture institutionnelle qui contraste avec les saveurs familiales ; le toucher froid des draps standardisés ; la lumière au néon qui remplace la douceur des lampes familiales.

Ces détails, apparemment anodins, constituent l'expérience vécue du placement. Ils révèlent que la « protection » se paie d'une violence sensorielle : l'arrachement à l'univers sensible familier, l'entrée dans un monde standardisé, aseptisé, où les sens sont constamment contrôlés et normalisés. Comme le note un ancien placé : « Ce qui m'a le plus manqué, c'est l'odeur de ma mère. Aucune éducatrice, aussi gentille soit-elle, ne peut remplacer ça. »

Les témoignages insistent également sur l'ambivalence émotionnelle du placement. Beaucoup expriment de la gratitude envers des professionnels qui les ont « sauvés », leur ont « donné une chance », leur ont offert de l'affection dans un moment de détresse. Mais cette gratitude coexiste avec de la colère, du ressentiment, un sentiment d'abandon vécu comme une « trahison » des parents et de la société.

Cette parole des anciens placés oblige à complexifier le récit héroïque de la protection de l'enfance. Oui, des vies ont été sauvées, des violences interrompues, des trajectoires redressées. Mais à quel prix émotionnel et sensoriel pour les enfants ? Comment penser une protection qui ne soit pas elle-même une forme de violence ? Ces questions, portées par les premiers concernés, restent largement sans réponse.

Conclusion : Vers une éthique des sensibilités en protection de l'enfance

Cette traversée historique des sensibilités professionnelles en protection de l'enfance révèle plusieurs enseignements théoriques et pratiques.

Sur le plan théorique, elle confirme la fécondité d'une approche croisant histoire des émotions et anthropologie sensorielle pour comprendre les pratiques sociales. Les émotions et les sens ne sont pas des dimensions marginales ou anecdotiques du travail social : ils en constituent le cœur même, le matériau quotidien avec lequel les professionnels composent. Ignorer cette dimension, c'est manquer l'essentiel de ce qui se joue dans la rencontre entre protecteurs et protégés.

L'analyse montre également que les sensibilités professionnelles ne sont jamais neutres ou « naturelles ». Elles sont historiquement construites, socialement situées, traversées par des rapports de pouvoir. Les normes sensorielles et émotionnelles légitimes reflètent toujours celles des classes dominantes : savoir « bien » sentir, « bien » toucher, « bien » ressentir fait partie des compétences de classe qui se déguisent en compétences professionnelles.

Enfin, cette histoire révèle les limites des processus de rationalisation et de bureaucratisation du care. Chaque tentative pour « mettre à distance », « objectiver », « protocoliser » les pratiques d'aide se heurte à l'irréductibilité de la dimension affective et sensorielle de la relation. Le soin ne peut être totalement rationalisé sans perdre son efficacité propre. Les crises contemporaines (burn-out, turn-over, pénurie de professionnels) témoignent des impasses d'un modèle qui dénie la dimension émotionnelle du travail tout en exigeant une disponibilité affective constante.

Sur le plan pratique, plusieurs pistes émergent pour repenser les pratiques contemporaines :

  1. Reconnaissance et formation au travail émotionnel : Il faut sortir de l'illusion de la « neutralité professionnelle » et reconnaître que le travail en protection de l'enfance est un travail émotionnel intense qui requiert des compétences spécifiques, un accompagnement, des espaces de régulation collective. Les formations doivent intégrer sérieusement cette dimension, non comme un « supplément d'âme », mais comme un savoir professionnel central.
  1. Critique des normes sensorielles de classe : Les professionnels doivent être formés à réfléchir sur leurs propres normes incorporées, à reconnaître que leur dégoût, leur malaise ou leur indignation face à certaines pratiques familiales ne sont pas des évidences naturelles mais des jugements socialement situés. Cette réflexivité est la condition d'une pratique moins dominatrice.
  1. Ralentissement et « droit à l'inefficacité » : Face à l'accélération managériale, il faut revendiquer le droit au temps lent du care, celui qui permet l'écoute, la relation, l'improvisation. Cela suppose de résister aux injonctions productivistes et de défendre une « inefficacité » productive, celle qui permet la vraie rencontre.
  1. Écoute de la parole des enfants et des familles : L'histoire sensorielle et émotionnelle du placement doit s'écrire avec les premiers concernés. Leurs récits doivent être pris au sérieux, non comme des témoignages « subjectifs » à relativiser, mais comme des savoirs sur le vécu de la protection qui obligent à transformer les pratiques.
  1. Reconnaissance de la vulnérabilité professionnelle : Il faut sortir du déni et reconnaître que travailler en protection de l'enfance rend vulnérable, expose à des chocs émotionnels et sensoriels qui laissent des traces. Cette reconnaissance n'est pas un aveu de faiblesse mais la condition d'une pratique soutenable sur le long terme.

La protection de l'enfance se trouve aujourd'hui à un moment critique de son histoire. Les professionnels sont épuisés, les moyens sont insuffisants, les enfants continuent de mourir malgré les signalements. Face à cette crise, les réponses habituelles (plus de protocoles, plus de contrôle, plus de traçabilité) semblent avoir atteint leurs limites.

Peut-être est-il temps de penser autrement, en prenant au sérieux la dimension sensible et émotionnelle du soin, en reconnaissant que protéger des enfants n'est pas une opération technique mais une aventure humaine complexe, fragile, traversée d'affects ambivalents. Une anthropologie historique des sensibilités professionnelles, telle que nous avons tenté de l'esquisser ici, peut contribuer à cette refondation nécessaire. Non pas en apportant des solutions clés en main, mais en montrant comment nous en sommes arrivés là, et en ouvrant des pistes pour penser et faire autrement.

Car au fond, la question centrale demeure : comment protéger les enfants sans épuiser ceux qui les protègent ? Comment créer les conditions institutionnelles d'un care soutenable, qui ne sacrifie ni ceux qui le reçoivent ni ceux qui le donnent ? Ces questions, éminemment politiques, exigent une transformation en profondeur des organisations, des moyens alloués, et des représentations du travail social. Elles supposent de reconnaître que le care n'est pas un supplément facultatif de nos sociétés, mais leur condition de reproduction même. Et que ceux et celles qui en ont la charge méritent autre chose que l'épuisement et l'invisibilité.

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