La protection de l’enfance en France constitue un champ d’intervention traversé par des tensions multiples : sociales, juridiques, économiques et politiques. À la croisée des missions de l’État et des départements, elle cristallise les contradictions d’un système dont l’objectif proclamé — garantir l’intérêt supérieur de l’enfant — se heurte à des pratiques fragmentées, des moyens insuffisants et une gouvernance éclatée.
Le rapport de la Commission d’enquête parlementaire sur les manquements des politiques publiques de protection de l’enfance a dressé un constat sévère : malgré les réformes successives, les défaillances persistent, les inégalités territoriales se creusent et les enfants les plus vulnérables restent exposés à des ruptures de parcours, voire à des situations de danger. Or, si le diagnostic est partagé, la mobilisation collective des acteurs demeure incomplète et peine à produire une inflexion politique majeure. Comprendre les obstacles à cette mobilisation permet de mesurer la nécessité d’un changement d’échelle : il ne s’agit plus d’aménager à la marge, mais bien de refonder un système à partir des besoins des enfants eux-mêmes.
- Une fragmentation institutionnelle limitant la mobilisation collective
La première limite tient, par delà les intentions programmatiques initiales, à l’architecture institutionnelle telle qu'elle a été mise en oeuvre au fil des inflexions politiques et donc budgétaires qui lui ont été données. Les responsabilités sont partagées entre l’État (justice, santé, éducation), les départements (aide sociale à l’enfance), et une multitude d’associations ou de prestataires privés. Cette répartition entraîne :
- un émiettement des initiatives qui empêche l’émergence d’une parole collective forte ;
- des logiques concurrentielles entre acteurs, chacun défendant ses prérogatives plutôt qu’une stratégie nationale ;
- une absence d’interlocuteur unique face à l’État, ce qui affaiblit le plaidoyer politique.
Ce morcellement a souvent été qualifié de « manteau d’Arlequin départemental » : chaque territoire applique ses propres logiques, ses méthodes et ses priorités. Si la protection de l’enfance souffre partout en France, elle ne souffre pas partout de la même manière. Ce désordre, loin de renforcer la mobilisation, brouille les messages adressés au pouvoir central et empêche de faire pression sur l’État. Ainsi, un paradoxe demeure : le désastre est général et national, mais les réponses restent locales et dispersées.
- La surcharge professionnelle et le manque de ressources
Les professionnels de la protection de l’enfance — éducateurs spécialisés, assistants sociaux, psychologues, magistrats — portent au quotidien une charge de travail écrasante. Leur mobilisation s’en trouve affectée par :
- des sous-effectifs chroniques, accentués par le turn-over et la difficulté à recruter ;
- la pression de l’urgence, qui réduit le temps disponible pour la réflexion collective ;
- la précarité financière de nombreuses structures associatives, dépendantes des subventions publiques et fragilisées dans leur liberté de parole.
Il en résulte un paradoxe douloureux : ceux qui sont les mieux placés pour identifier les failles du système disposent du moins de temps et de moyens pour les dénoncer. Le terrain est saturé par la gestion de crises individuelles, ce qui laisse peu de place au travail politique collectif.
- Une faible culture de plaidoyer dans le champ social
La tradition du travail social en France repose sur des valeurs d’accompagnement, de discrétion et de proximité. Ces valeurs, si précieuses, limitent néanmoins la capacité de plaidoyer. On observe :
- une réticence à politiser les pratiques, au risque d’être accusé d’idéologiser l’accompagnement ;
- une difficulté à transformer les expériences de terrain en argumentaires politiques structurés ;
- une tendance à privilégier le traitement du cas singulier plutôt qu’une approche systémique.
Cette faible culture de plaidoyer s’explique aussi par un rapport ambivalent à l’État : considéré à la fois comme protecteur et comme défaillant, il suscite une forme de dépendance qui limite la contestation ouverte.
- Les rapports de pouvoir et la vulnérabilité des acteurs
La protection de l’enfance est un secteur où les acteurs de terrain, tout en étant au contact direct des enfants et des familles, disposent de peu de pouvoir politique. Plusieurs dynamiques en témoignent :
- les associations, souvent délégataires de missions publiques, sont dans une relation asymétrique avec leurs financeurs départementaux ;
- les travailleurs sociaux, lorsqu’ils dénoncent les manquements, peuvent craindre des représailles professionnelles ou institutionnelles ;
- la voix des enfants et des familles, pourtant légitime et essentielle, reste peu entendue dans les espaces de décision.
Cette asymétrie contribue à la reproduction d’un système où les plus vulnérables — professionnels, associations, enfants — peinent à se faire entendre, tandis que les centres de pouvoir institutionnels imposent leurs logiques budgétaires et administratives.
Conclusion : du temps du constat à celui de l’action
Les obstacles identifiés — fragmentation institutionnelle, surcharge professionnelle, faiblesse du plaidoyer, rapports de pouvoir asymétriques — convergent vers un même constat : la protection de l’enfance, bien qu’affichée comme une priorité morale, n’a pas encore trouvé sa traduction en priorité politique nationale.
Après les constats sans appel de la Commission d’enquête, il est temps de franchir un cap. La France doit bâtir un système à la hauteur de ses enfants, en partant de leurs besoins fondamentaux et non des contraintes institutionnelles. L’urgence commande une refondation nationale, qui rompe avec la logique du « manteau d’Arlequin » départemental (rupture qui n'équivaut absolument pas à la condamnation de la décentralisation dans son esprit) et affirme enfin une vision cohérente de l’enfance en France.
Plusieurs propositions de loi sont en cours de dépôt, dont celle visant à créer un Code de l’enfance, tandis qu’un projet de loi spécifique devrait être présenté prochainement. Ces initiatives marquent un moment charnière : elles doivent s’accompagner d’un engagement budgétaire massif et durable, sans lequel les promesses resteront lettre morte.
La gravité de la situation impose un sursaut. L’intérêt supérieur de l’enfant ne peut plus rester un principe incantatoire : il doit devenir le fil conducteur d’une politique ambitieuse et unifiée. Le temps du constat est clos. Désormais, le temps est à l’action, et il doit s’inscrire dans la durée. La France se doit de regarder en face ce défi : protéger ses enfants, c’est assurer l’avenir de sa société tout entière
Laurent Mélito - Sociologue