Entre protection et déracinement : réflexions sur la santé mentale des mineurs placés
Il y a, dans la Protection de l’enfance, un paradoxe difficile à ignorer. Elle se présente comme un rempart, comme un espace de protection et de reconnaissance capable de soustraire les enfants à des environnements dangereux, de leur offrir un cadre stable et des repères affectifs. Pourtant, en observant les parcours réels, il devient clair que cette mission protectrice est rarement accomplie sans heurts, sans rupture, sans fractures. Les jeunes placés vivent des expériences qui fragmentent leur trajectoire, disloquent leur biographie, et rendent instables les processus mêmes de subjectivation. Et il ne s’agit pas seulement de défaillances individuelles ou d’erreurs isolées : ces effets sont structurés par le fonctionnement contemporain des dispositifs, par les contraintes budgétaires, par la logique de rationalisation et par les formes de néolibéralisation qui traversent les institutions.
Il est alors nécessaire de considérer la santé mentale non comme un accessoire ou un ajout thérapeutique, mais comme un élément central de la capacité des jeunes à se construire comme sujets. Ce texte se propose d’explorer cette dimension à travers plusieurs axes : les fractures biographiques, les processus de socialisation et de subjectivation, et l’impact des logiques de rationalisation et de performance qui structurent aujourd’hui la protection de l’enfance.
Fractures et discontinuités : quand la biographie se disloque
Être placé n’est jamais neutre. Chaque mouvement, chaque changement de foyer ou de figure référente produit une discontinuité dans la biographie. Pour certains jeunes, cela se traduit par un sentiment de déracinement, de perte de repères, de disjonction entre les différentes étapes de leur vie.
Clara a quinze ans. Elle est placée à plusieurs reprises dans différents foyers. Elle se retrouve chaque fois confrontée à de nouvelles règles, de nouveaux adultes et parfois de nouvelles peurs. Chaque transition oblige Clara à reconstruire ses routines, à réapprendre à se situer dans l’espace institutionnel, à réinventer une forme de relation de confiance. Elle développe progressivement une forme de vigilance constante : anticiper les changements, calculer les réactions des adultes, se protéger émotionnellement. Chaque étape de sa vie devient ainsi un exercice de résilience forcée, mais cette résilience n’est pas sans coût. La fragmentation répétée des liens affectifs et des routines participe à une biographie disloquée, où l’enfant n’a jamais la chance de stabiliser son récit personnel.
À travers le parcours de Clara, on peut observer l’effet cumulatif de la socialisation secondaire. Chaque nouveau foyer impose ses propres codes, ses propres règles, et parfois même ses propres formes de moralité et d’autorité. Le jeune doit réapprendre à naviguer dans des espaces institutionnels variés, réinterpréter son rôle et sa place, et adapter son comportement à des exigences souvent contradictoires. Ces apprentissages ne sont jamais neutres : ils façonnent profondément le rapport au monde, la capacité à se relier aux autres et la perception de soi.
Mais cette fragmentation n’est pas seulement un enjeu institutionnel. Elle devient un facteur central de vulnérabilité psychique. Les jeunes placés vivent la discontinuité comme une tension constante entre le désir de stabilité et l’impossibilité de la trouver. La subjectivation, c’est-à-dire la construction d’un sentiment de soi cohérent, est ainsi continuellement mise à l’épreuve.
Subjectivation et santé mentale : un travail quotidien et fragile
La subjectivation exige une continuité relationnelle et narrative. Elle nécessite un temps long pour intégrer les expériences, les conflits et les séparations en une histoire de vie compréhensible. Samir, 17 ans, illustre cette fragilité. Ayant grandi dans plusieurs institutions, il rencontre à chaque étape de nouveaux psychologues, éducateurs spécialisés et assistants de services sociaux. Chacune de ces rencontres impose de nouveaux codes et de nouvelles attentes. Samir tente de s’adapter, mais chaque rupture relationnelle s’accompagne d’un sentiment de perte, et parfois d’un désinvestissement progressif.
Le jeune se retrouve alors confronté à une tension constante : d’un côté, le besoin de s’attacher, de se raconter, de s’approprier son histoire ; de l’autre, la nécessité de se protéger de la déception et de l’instabilité. Dans ces conditions, la santé mentale n’est pas un état à atteindre, mais un processus quotidien fragile, qui se construit dans l’interaction, dans la continuité, dans la reconnaissance par les autres.
L’exemple de Léa, 18 ans, montre la dimension dramatique de cette fragilité. À la sortie de l’institution, elle se retrouve brusquement dans un logement autonome. Les psychologues et éducateurs spécialisés qui l’accompagnaient ne peuvent plus assurer un suivi régulier, et elle doit gérer seule des démarches administratives complexes. Sa biographie disloquée, marquée par des transitions répétées, se heurte à une autonomie imposée. La santé mentale devient un enjeu critique, révélant à quel point la continuité institutionnelle est essentielle pour la subjectivation et la stabilisation psychique.
Nouvelles contraintes : rationalisation et néolibéralisation des dispositifs
Ces fragilités individuelles ne sont pas seulement le fruit de circonstances familiales ou personnelles. Elles sont largement produites par les logiques contemporaines de gestion des dispositifs. La rationalisation, la quantification des pratiques, les indicateurs de performance et les budgets contraints transforment la protection de l’enfance en un système orienté vers la gestion des flux plutôt que vers la continuité biographique et le soutien psychique.
Dans ce contexte, les priorités institutionnelles se déplacent. La sécurité immédiate, la protection physique, et la gestion administrative des dossiers deviennent prédominantes. Les processus de subjectivation et le suivi psychique sont relégués au second plan. Les jeunes deviennent, en quelque sorte, des objets administratifs, au lieu de sujets à soutenir dans leur construction identitaire.
Les équipes éducatives subissent elles-mêmes cette pression. Elles doivent répondre à des critères quantitatifs et à des normes de performance, ce qui réduit leur marge de manœuvre pour un accompagnement personnalisé. La continuité relationnelle, essentielle pour la construction psychique des jeunes, se trouve contrainte par des impératifs qui relèvent davantage de la logique managériale que de l’attention au sujet.
Une dimension de cette néolibéralisation réside dans l’internalisation des normes par les acteurs eux-mêmes. Les professionnels ajustent inconsciemment leurs pratiques aux critères de performance et aux contraintes budgétaires, ce qui transforme la relation éducative en un espace normé, parfois déshumanisé. Les jeunes perçoivent cette distance, cette mesure constante, et développent des stratégies de protection qui peuvent passer par la désaffiliation, le retrait ou l’indifférence apparente.
Fragmentation prolongée : de l’adolescence à l’âge adulte
La transition vers l’âge adulte illustre de manière dramatique la fragilité des dispositifs. La sortie de l’institution se fait souvent brutalement, avec peu de préparation et des dispositifs de suivi réduits. Les jeunes se retrouvent alors livrés à eux-mêmes, avec des fragilités accumulées, un sentiment d’abandon et des repères relationnels instables.
Clara, après plusieurs placements, voit ses repères disparaître progressivement. La figure éducative qui lui était familière est remplacée par un suivi ponctuel, limité à des rendez-vous administratifs. Ses stratégies de résilience deviennent insuffisantes pour affronter la complexité du monde adulte. Ce passage brutal traduit non seulement une carence institutionnelle mais aussi l’effet cumulatif d’une biographie disloquée prolongée, où chaque transition a fragilisé la capacité à se projeter et à se construire comme sujet autonome.
Pour que la Protection de l’enfance remplisse décemment ses missions, il faut repenser les priorités. La continuité relationnelle et la stabilisation des figures de référence doivent être au centre des dispositifs. La subjectivation et la santé mentale doivent être considérées comme des conditions de l’accompagnement et non comme des compléments facultatifs.
Cela implique :
- des dispositifs psychiques stables, protégés des fluctuations budgétaires ;
- la réduction de la rotation des équipes éducatives ;
- un accompagnement narratif et réflexif, permettant aux jeunes de construire un récit cohérent de leur vie ;
- un processus de transition vers l’âge adulte pensé comme un chemin progressif, et non comme une rupture brutale.
Reconnaître la souffrance psychique et lui consacrer des moyens n’est pas un luxe. C’est la condition pour que la protection de l’enfance permette réellement aux jeunes de se construire comme sujets capables de penser et d’orienter leur propre trajectoire.
Conclusion
La santé mentale des jeunes placés révèle la complexité et la fragilité des dispositifs contemporains. La logique de rationalisation, la réduction budgétaire et la mise en performance transforment la protection de l’enfance en un système de gestion des flux, avec des priorités orientées vers la performance mesurable plutôt que vers la continuité biographique et la subjectivation.
Pour que la protection soit véritablement protectrice, il faut replacer le jeune au centre de la réflexion, non comme un objet à gérer, mais comme un sujet à étayer et à soutenir. Les parcours biographiques fragmentés, les ruptures relationnelles et la précarité psychique doivent être analysés comme des effets structurels, révélateurs des tensions entre mission protectrice et rationalisation contemporaine. Ce n’est qu’en centrant les pratiques sur la subjectivation, la continuité et le soutien psychique que la protection de l’enfance pourra remplir sa mission : protéger pour permettre aux jeunes de devenir des sujets capables de se penser et d’agir dans le monde