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Billet de blog 22 octobre 2025

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Pour une anthropologie des sensibilités dans le travail social

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Pour une anthropologie des sensibilités dans le travail social. Repenser l'accompagnement à l'aune de la vie affective

Introduction

Le travail social contemporain se trouve confronté à un défi majeur : comment accompagner des personnes dont les modes de vie, les valeurs et les manières d'être au monde diffèrent profondément des nôtres ? Cette question, loin d'être nouvelle, prend aujourd'hui une acuité particulière dans des sociétés marquées par une pluralité croissante des trajectoires, des appartenances et des cultures. Face à cette diversité, les travailleurs sociaux mobilisent souvent des grilles de lecture psychologiques ou sociologiques qui, aussi sophistiquées soient-elles, présentent un risque majeur : celui de projeter inconsciemment leurs propres catégories affectives, morales et émotionnelles sur les personnes qu'ils accompagnent.

C'est précisément ici qu'une approche inspirée de l'histoire des sensibilités peut s'avérer féconde. Cette perspective invite à considérer que les façons de sentir, d'éprouver, de s'émouvoir ou de ressentir ne sont jamais naturelles ni universelles, mais toujours culturellement et socialement situées. Elle nous rappelle que nos larmes, nos rires, nos colères, nos peurs ou nos joies sont façonnés dès l'enfance par des normes collectives, des codes culturels et des habitus émotionnels qui varient considérablement selon les époques, les lieux et les milieux sociaux.

Appliquer cette perspective au travail social, c'est accepter de décentrer radicalement notre regard. C'est reconnaître que ce qui nous semble évident, normal ou souhaitable en matière d'expression émotionnelle, de relations familiales, d'éducation des enfants ou de rapport au corps n'a rien d'universel. C'est admettre que nos propres affects sont tout aussi construits que ceux des personnes que nous accompagnons. Et c'est, finalement, s'engager dans une pratique professionnelle plus humble, plus attentive et potentiellement plus efficace

A. La projection affective : un piège professionnel insidieux

L'illusion de la transparence émotionnelle

Un des obstacles majeurs dans la pratique du travail social réside dans ce que l'on pourrait appeler l'illusion de la transparence émotionnelle. Cette illusion nous fait croire que les émotions sont immédiatement lisibles, qu'un sourire signifie toujours la joie, qu'une absence de larmes traduit nécessairement de l'indifférence, ou qu'un ton de voix élevé exprime systématiquement de l'agressivité.

Or, rien n'est plus faux. Prenons l'exemple des pleurs. Dans certaines cultures méditerranéennes, les manifestations bruyantes du chagrin lors d'un deuil sont non seulement acceptées mais attendues, voire ritualisées. À l'inverse, dans certains milieux sociaux où prédomine une éthique de la retenue, pleurer publiquement peut être vécu comme une humiliation. Une mère convoquée par les services sociaux qui ne pleure pas face à la menace d'un placement de son enfant n'est pas nécessairement "insensible" ou "désaffectée" : elle peut simplement obéir à des codes culturels qui valorisent la dignité dans l'adversité, ou au contraire être dans un état de sidération émotionnelle qui rend justement les larmes impossibles.

Le travailleur social qui interprète cette absence de larmes comme un signe de désintérêt maternel commet ce que l'on pourrait nommer un anachronisme social : il projette ses propres normes affectives, ses propres attentes émotionnelles, sur une personne dont l'économie affective fonctionne selon d'autres logiques. Cette projection n'est pas seulement une erreur d'interprétation : elle peut avoir des conséquences dramatiques sur les décisions prises et les mesures engagées.

Les normes affectives de classe

Les différences dans l'expression émotionnelle ne relèvent pas seulement de variations culturelles ou ethniques. Elles sont tout autant déterminées par l'appartenance de classe. Les classes populaires et les classes moyennes supérieures n'entretiennent pas le même rapport à l'expression publique des affects, à l'intimité familiale, ou à ce qui peut ou ne peut pas être dit.

Dans certains milieux populaires, les manifestations affectives peuvent être plus directes, plus corporelles, plus bruyantes. Les conflits familiaux peuvent se jouer sur un registre de confrontation verbale intense qui, vue de l'extérieur, peut être interprétée comme de la violence, alors qu'elle correspond simplement à un mode de communication ordinaire. À l'inverse, dans certains milieux où domine un rapport plus intellectualisé aux émotions, une froideur apparente peut masquer des souffrances profondes.

Le travailleur social, le plus souvent issu des classes moyennes éduquées, porte sur ces expressions populaires des affects un regard façonné par ses propres normes de classe. Il valorise spontanément le dialogue apaisé, la verbalisation contrôlée des émotions, la capacité à mettre des mots sur ses ressentis. Ces compétences émotionnelles, qui correspondent effectivement à un certain idéal thérapeutique et éducatif, ne sont pourtant pas universelles. Elles sont le produit d'une socialisation spécifique, largement liée à l'école et à certains modes d'éducation familiale propres aux classes moyennes.

Lorsqu'un travailleur social reproche à des parents de "crier sur leurs enfants" ou de ne pas suffisamment "dialoguer" avec eux, il ne fait pas seulement appel à des principes pédagogiques : il impose implicitement une norme affective de classe. Cette imposition, même animée des meilleures intentions, peut être vécue par les familles accompagnées comme une violence symbolique, une disqualification de leurs manières d'être et de faire.

Le malentendu culturel comme source d'incompréhension

Au-delà des différences de classe, les variations culturelles dans l'expression et la gestion des émotions constituent une source majeure de malentendus dans le travail social. Ces malentendus sont d'autant plus dangereux qu'ils opèrent souvent à l'insu des acteurs eux-mêmes.

Prenons le cas du regard. Dans certaines cultures, baisser les yeux face à une figure d'autorité est un signe de respect. Dans d'autres contextes, ce même comportement sera interprété comme de la fuite, de la dissimulation ou du mépris. Un éducateur qui reproche à un adolescent de "ne pas le regarder dans les yeux" projette son propre code culturel sans réaliser que ce jeune, en baissant les yeux, cherche peut-être au contraire à lui témoigner du respect selon les normes qui lui ont été transmises.

De même, la notion de distance corporelle varie considérablement selon les cultures. Ce qui peut être perçu comme une proximité excessive ou une intrusion dans l'espace personnel dans certains contextes correspond simplement à la distance relationnelle ordinaire dans d'autres. Le toucher également : poser sa main sur l'épaule de quelqu'un, prendre quelqu'un dans ses bras, ou au contraire maintenir une distance physique stricte, tous ces comportements sont codifiés culturellement.

Les conceptions de la pudeur, de l'intimité et de ce qui relève de la sphère privée ou publique varient tout autant. Dans certaines cultures, il est normal de parler ouvertement de questions que d'autres considèrent comme strictement privées. À l'inverse, certains sujets peuvent être frappés de tabous que le travailleur social, habitué à une certaine transparence relationnelle, peut interpréter à tort comme de la résistance ou du déni.

B. Dénaturaliser les normes affectives du travail social

La famille émotionnellement compétente : un idéal situé

Le travail social contemporain, fortement influencé par les savoirs psychologiques et thérapeutiques, s'est construit autour d'un certain idéal de la "famille émotionnellement compétente". Cette famille idéale est censée communiquer ouvertement, exprimer ses sentiments de manière verbale et contrôlée, valoriser l'autonomie affective de chacun de ses membres, et entretenir des relations fondées sur l'écoute et le dialogue.

Or, cet idéal n'a rien d'universel. Il correspond très précisément à un modèle familial qui s'est développé dans les classes moyennes éduquées occidentales au cours du XXe siècle, sous l'influence conjuguée de la psychanalyse, de la psychologie humaniste et des pédagogies nouvelles. Ce modèle valorise l'expression individuelle, l'épanouissement personnel, et une certaine forme d'égalité affective entre parents et enfants.

D'autres modèles familiaux existent, qui reposent sur des logiques tout aussi cohérentes mais différentes. Des familles où l'autorité parentale s'exprime de manière plus verticale, où la loyauté au groupe prime sur l'autonomie individuelle, où les émotions se vivent collectivement plutôt que sur un mode intimiste, où la transmission se fait par l'exemple et l'imitation plutôt que par la parole explicative. Ces modèles ne sont pas "archaïques" ou "défaillants" : ils correspondent simplement à d'autres économies affectives, d'autres conceptions du lien et de l'appartenance.

Le problème survient lorsque le travail social érige son modèle implicite en norme universelle et évalue toutes les familles à l'aune de ce seul étalon. Les familles qui ne correspondent pas à cet idéal se trouvent alors pathologisées, considérées comme "dysfonctionnelles", quand bien même elles assureraient parfaitement bien, selon leur propre logique, la protection et l'éducation de leurs enfants.

La parentalité : des normes émotionnelles en tension

La notion même de "parentalité", devenue centrale dans les dispositifs d'accompagnement social, charrie avec elle tout un ensemble de normes affectives qui méritent d'être interrogées. Être un "bon parent" aujourd'hui, du point de vue des institutions, c'est être disponible émotionnellement, à l'écoute, capable de verbaliser, de rassurer, d'encourager. C'est manifester son affection de manière visible et explicite. C'est accompagner son enfant dans ses apprentissages, stimuler son éveil, favoriser son autonomie.

Ces attentes, aussi légitimes soient-elles d'un point de vue pédagogique, présupposent un certain rapport au temps, un certain capital culturel, et une certaine conception de l'enfance. Elles sont difficilement tenables pour des parents précarisés, épuisés par le travail ou le chômage, soumis à des contraintes matérielles écrasantes. Elles peuvent également entrer en contradiction avec d'autres modèles éducatifs où l'on considère que trop manifester son affection risque de "gâter" l'enfant, ou que l'autonomie s'acquiert par l'épreuve plutôt que par l'accompagnement.

De même, l'injonction contemporaine à "mettre des mots" sur ses émotions, à "verbaliser ses ressentis", suppose une certaine aisance langagière et une familiarité avec l'introspection psychologique qui ne sont pas également distribuées dans l'espace social. Pour des personnes peu familières de ces registres d'expression, cette injonction peut être vécue comme une violence, une disqualification de leurs propres modes de communication, plus corporels, plus gestuels, ou passant par d'autres canaux que la parole explicative.

Le corps et ses normes : hygiène, pudeur, contact

Les normes affectives concernent également le rapport au corps, domaine particulièrement sensible dans le travail social. Les questions d'hygiène, de pudeur, de présentation de soi, de contact physique sont toutes traversées par des codes culturels et sociaux dont les professionnels ne sont pas toujours conscients.

L'hygiène corporelle, par exemple, ne se résume pas à une question de santé publique. Elle est aussi un marqueur social et moral, chargé de jugements implicites. Ce qui est considéré comme "propre" ou "sale", la fréquence jugée normale des toilettes, l'utilisation de parfums ou de produits cosmétiques, le soin apporté aux vêtements, tout cela varie selon les milieux et les cultures. Le travailleur social qui reproche à une famille sa "négligence" en matière d'hygiène projette souvent ses propres standards sans réaliser qu'il s'agit de normes socialement construites.

De même, les conceptions de la pudeur et de l'intimité corporelle diffèrent considérablement. Dans certains milieux, il est normal que plusieurs enfants partagent un lit ou une chambre, que les corps soient moins cloisonnés, que la nudité soit moins taboue. Ces pratiques, vues depuis des normes bourgeoises où chacun dispose idéalement de son espace privé, peuvent être interprétées à tort comme des signes de promiscuité problématique ou de confusion des places.

Le contact physique entre parents et enfants fait également l'objet de normes variables. Certaines cultures favorisent un contact corporel constant, notamment avec les nourrissons (portage, co-sleeping), quand d'autres privilégient une mise à distance précoce censée favoriser l'autonomie. Aucune de ces options n'est en soi meilleure que l'autre : elles correspondent simplement à des conceptions différentes du développement de l'enfant et du lien d'attachement.

C. Vers une pratique réflexive des sensibilités

Reconnaître sa propre situation affective

La première étape vers une pratique plus respectueuse de la diversité des sensibilités consiste, pour le travailleur social, à prendre conscience de sa propre situation affective. Cela signifie reconnaître que ses propres manières de sentir, d'éprouver et d'exprimer ses émotions ne sont pas universelles mais le produit d'une socialisation particulière.

Cette prise de conscience suppose un travail réflexif exigeant. Il s'agit d'interroger ses propres réactions spontanées face aux comportements observés : qu'est-ce qui me choque ? qu'est-ce qui me rassure ? qu'est-ce que je trouve normal ou anormal ? Et surtout : d'où me viennent ces jugements ? Sont-ils fondés sur des critères objectifs de bien-être et de protection, ou reflètent-ils simplement mes propres normes de classe et de culture ?

Ce travail réflexif doit être collectif et institutionnel, pas seulement individuel. Les équipes doivent pouvoir discuter ouvertement de leurs présupposés, de leurs normes implicites, de leurs zones d'inconfort. Les institutions doivent créer des espaces où ces questions peuvent être débattues sans que cela soit vécu comme une remise en cause de la compétence professionnelle.

Il est également nécessaire de se confronter à la diversité des points de vue au sein même des équipes. Un travailleur social issu d'un milieu populaire n'aura pas les mêmes réactions spontanées qu'un collègue issu des classes moyennes supérieures. Un professionnel ayant grandi dans une culture non occidentale portera un autre regard sur certains comportements familiaux. Cette diversité, loin d'être un problème, constitue une richesse : elle permet de multiplier les perspectives et d'éviter qu'une seule norme s'impose comme évidence.

Développer une curiosité ethnographique

Pour échapper au piège de la projection, le travailleur social gagnerait à adopter une posture que l'on pourrait qualifier d'ethnographique. Cette posture consiste à aborder chaque situation avec curiosité et ouverture, comme si l'on découvrait une culture étrangère dont il faut comprendre la logique interne.

Plutôt que de plaquer immédiatement ses propres catégories d'analyse, il s'agit de chercher à comprendre le sens que les personnes donnent elles-mêmes à leurs pratiques. Pourquoi agissent-elles ainsi ? Quelle cohérence y a-t-il dans ce qui nous paraît incohérent ? Quelles valeurs cherchent-elles à transmettre ? Quelles contraintes subissent-elles ?

Cette curiosité ethnographique implique de poser de vraies questions, pas des questions rhétoriques destinées à amener les personnes à reconnaître leurs "erreurs". Elle suppose également d'écouter véritablement les réponses, même quand elles contredisent nos présupposés. Elle demande enfin de suspendre temporairement le jugement, le temps de comprendre la logique d'ensemble.

Concrètement, face à une pratique qui nous semble problématique, au lieu de dire "vous ne devriez pas faire comme ça", on pourrait demander : "comment en êtes-vous venus à faire ainsi ? qu'est-ce que cela représente pour vous ? est-ce que cela a toujours été comme ça dans votre famille ?". Ces questions ouvrent un espace de dialogue où les personnes peuvent expliquer leur point de vue, et où des ajustements peuvent éventuellement être négociés plutôt qu'imposés.

Distinguer le relatif de l'absolu

Cette posture compréhensive ne signifie évidemment pas un relativisme absolu. Tous les comportements ne se valent pas, et le travail social a légitimement pour mission de protéger les personnes vulnérables, notamment les enfants. La question est de savoir distinguer ce qui relève de différences culturelles ou sociales légitimes de ce qui constitue une mise en danger réelle.

Cette distinction n'est pas toujours facile à opérer. Elle suppose des discussions approfondies, une connaissance fine des contextes, et une réflexion éthique constante. Quelques principes peuvent néanmoins servir de boussole.

D'abord, il faut distinguer les pratiques qui causent un préjudice physique ou psychologique avéré de celles qui heurtent simplement nos sensibilités. Un enfant battu est en danger, quelle que soit la justification culturelle invoquée. En revanche, un enfant élevé selon des normes éducatives différentes des nôtres n'est pas nécessairement en souffrance.

Ensuite, il convient d'évaluer le bien-être de l'enfant en observant son développement global plutôt qu'en se focalisant sur des aspects isolés. Un enfant qui grandit dans un environnement où les normes affectives diffèrent des nôtres peut très bien être épanoui, sécurisé et aimé. Les signes à prendre au sérieux sont la peur, l'inhibition massive, les troubles du comportement persistants, les retards de développement importants, pas la simple différence dans les modalités d'expression affective.

Enfin, il faut interroger la proportionnalité des mesures envisagées. Est-il proportionné de retirer un enfant à sa famille parce que les parents ne correspondent pas à notre idéal de communication émotionnelle ? Ou devrait-on plutôt chercher à comprendre comment cette famille assure, à sa manière, la protection et l'éducation de l'enfant ?

D. Construire un accompagnement attentif aux sensibilités

L'écoute compréhensive comme méthode

Un accompagnement attentif aux sensibilités suppose d'abord une écoute d'un genre particulier, que l'on pourrait qualifier d'écoute compréhensive. Cette écoute cherche moins à évaluer qu'à comprendre, moins à juger qu'à saisir la logique interne des situations.

Cette écoute demande du temps, une ressource souvent rare dans le travail social contemporain. Elle nécessite de pouvoir dépasser les premières impressions, de creuser au-delà des apparences, de laisser les personnes déployer leur récit sans les interrompre constamment par nos catégories d'analyse. Elle suppose également de créer un climat de confiance où les personnes n'ont pas peur d'être jugées si elles révèlent leurs véritables pratiques et croyances.

L'écoute compréhensive implique aussi d'accepter que nous ne comprendrons jamais tout, qu'une part d'opacité subsistera toujours. Les personnes que nous accompagnons ont leur propre épaisseur existentielle, leurs zones d'ombre, leurs contradictions. Elles ne sont pas des cas à résoudre mais des sujets complexes dont nous ne percevrons jamais qu'une partie.

La co-construction des objectifs d'accompagnement

Plutôt que d'imposer unilatéralement des objectifs d'accompagnement basés sur nos propres normes, il est possible de construire ces objectifs en dialogue avec les personnes concernées. Cette co-construction suppose de reconnaître que les familles ont leur propre expertise sur leur situation, qu'elles savent souvent mieux que nous ce qui fonctionne ou non pour elles.

Concrètement, cela peut prendre la forme de négociations explicites : "je comprends que dans votre culture, on éduque les enfants de telle manière. En France, certaines pratiques sont interdites par la loi ou considérées comme problématiques. Pouvons-nous discuter ensemble de ce qui est négociable et de ce qui ne l'est pas ? Comment pourrions-nous adapter vos pratiques éducatives de manière à respecter à la fois vos valeurs et le cadre légal ?"

Cette approche reconnaît la légitimité des deux parties : celle de l'institution qui a une mission de protection, et celle des familles qui ont le droit de transmettre leurs valeurs. Elle ouvre un espace de créativité où des solutions hybrides peuvent être trouvées, respectant l'essentiel de chaque position.

Mobiliser les ressources du milieu

Une approche attentive aux sensibilités implique également de ne pas isoler les personnes de leur milieu d'appartenance sous prétexte qu'il ne correspondrait pas à nos normes. Au contraire, il s'agit de mobiliser les ressources affectives, relationnelles et culturelles que ces milieux recèlent.

Dans de nombreuses cultures, la famille élargie, le voisinage, la communauté religieuse ou culturelle jouent un rôle central dans le soutien et l'éducation. Plutôt que de chercher à substituer les institutions publiques à ces réseaux, il serait plus pertinent de travailler avec eux, de comprendre comment ils fonctionnent et comment ils pourraient être mobilisés.

Cela suppose de sortir d'une vision strictement nucléaire de la famille et de reconnaître que les enfants peuvent être élevés et protégés par un réseau plus large que le seul couple parental. Cela demande également d'accepter que certaines formes de solidarité ou d'autorité, même si elles ne correspondent pas à nos modèles, peuvent être efficaces et bienfaisantes.

Former à la diversité des sensibilités

Enfin, une transformation en profondeur des pratiques suppose une formation initiale et continue des travailleurs sociaux à ces questions. Cette formation ne devrait pas se limiter à un apprentissage superficiel de quelques "spécificités culturelles", mais constituer une véritable initiation à la réflexivité et à la compréhension de la diversité des économies affectives.

Cette formation devrait inclure des apports théoriques sur la construction sociale et culturelle des émotions, des sensibilités et des normes affectives. Elle devrait offrir des espaces d'analyse de pratique où les professionnels peuvent interroger leurs propres réactions et présupposés. Elle devrait favoriser les rencontres avec des personnes issues de milieux différents, capables de témoigner de leurs propres expériences et de leurs propres logiques.

Il serait également utile que les équipes de travail social soient elles-mêmes plus diverses, reflétant mieux la pluralité de la société. Des professionnels ayant grandi dans des milieux populaires, dans des cultures non occidentales, ou ayant connu eux-mêmes des parcours de précarité apportent une sensibilité et une compréhension que la seule formation théorique ne peut donner.

Conclusion : Pour un travail social de l'attention

L'approche que nous proposons ici ne relève ni du relativisme culturel ni de la complaisance. Elle vise au contraire à fonder le travail social sur une base plus solide : la reconnaissance de la diversité irréductible des manières d'être au monde, de sentir et de vivre.

Cette reconnaissance n'empêche ni l'exigence ni la protection. Elle permet au contraire un accompagnement plus efficace parce que mieux ajusté aux réalités vécues par les personnes. Plutôt que d'imposer des normes extérieures qui seront vécues comme une violence et généreront de la résistance, elle ouvre la possibilité de véritables transformations, négociées et appropriées par les personnes elles-mêmes.

Un travail social attentif aux sensibilités est un travail social plus humble, mais aussi plus respectueux. C'est un travail social qui reconnaît que nous ne savons pas tout, que nos propres manières de faire ne sont pas universelles, et que les personnes que nous accompagnons ont elles aussi une sagesse pratique, des compétences et des ressources qu'il s'agit de reconnaître plutôt que de disqualifier.

C'est enfin un travail social qui prend au sérieux l'altérité, cette dimension irréductible qui fait que l'autre n'est jamais totalement transparent à notre regard, jamais entièrement réductible à nos catégories. Cette opacité partielle n'est pas un obstacle à surmonter mais une réalité anthropologique fondamentale qu'il faut apprendre à respecter.

Dans un monde marqué par la diversité croissante des trajectoires et des appartenances, cette approche n'est pas un luxe théorique mais une nécessité pratique. Elle seule peut permettre au travail social de remplir véritablement sa mission : non pas normaliser les conduites, mais accompagner les personnes dans leur propre chemin, en respectant ce qu'elles sont tout en les aidant à déployer leurs capacités. C'est à cette condition que le travail social pourra être à la fois exigeant et émancipateur, protecteur et respectueux, efficace et juste.

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