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Billet de blog 5 novembre 2024

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La presse a-t-elle sa place à l'audience ?

A quelle place les journalistes doivent-ils s'installer pour suivre un procès ? "Dehors", décide un président de cour d'assises. Récit d'audience par un avocat de la défense

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Dans cette cour d'assises du sud-est de la France, comme dans beaucoup d'autres, les bancs occupés par les avocats des parties civiles sont aussi inconfortables que ceux de la défense, auxquels ils font face

Mais la vue qu'ils donnent sur le box des accusés, auquel s'adossent leurs défenseurs, est imprenable

C'est le meilleur endroit pour observer lesdits accusés; si j'étais journaliste, c'est le lieu que je voudrais occuper

C'est également ce que s'est dit cette dessinatrice de presse travaillant pour le principal journal quotidien local, au premier jour d'un procès d'assises pendant lequel, en mai dernier, on jugea pendant deux semaines six jeunes adultes accusés de tentative de meurtre sur un septième : lors d'une suspension d'audience, elle s'installa discrètement sur un des nombreux sièges laissés libres par les deux avocats de la partie civile; elle respecta intelligemment une bonne distance entre elle et eux

Elle était déjà appuyée au pupitre accueillant idéalement ses encres et papiers lorsque fut levée la suspension et, comme chacun, se dressa respectueusement lorsque magistrats et jurés apparurent et rejoignirent leurs places en salle d'audience

Le procès avait reprit son cours ordinaire jusqu'à ce que le président, nouvellement affecté à ce tribunal, s'avise ou feigne de s'aviser de cette présence nouvelle sur les bancs de la partie civile et, dans un geste aussi affecté que soudain, interrompe la déposition du témoin qui venait de s'avancer, demande son identité à l'intéressée et lui passe aussitôt un épouvantable savon, sur le mode : qu'est-ce qui vous permet de vous installer à cette place, réservée aux avocats des parties civiles ? Qui vous en a donné l'autorisation ? Avez-vous seulement demandé cette autorisation ? etc. 

Puis, dans un mouvement plein de remarquable autorité, de lui intimer l'ordre de quitter sans délai cet espace pour rejoindre les bancs du public

Tout le monde comprit bien ce qui se jouait à ce moment-là : une facile démonstration de force, un tranquille abus de pouvoir d'un magistrat trouvant là l'occasion d'affirmer son autorité et de marquer son territoire nouveau, au détriment de la seule personne dans cette salle d'audience qui ne pouvait pas se prévaloir avec certitude de sa légitimité à se trouver précisément à cette place, précisément à cet instant

Une séance d'humiliation à laquelle personne et, hélas, d'abord pas moi, ne sut s'opposer, et à laquelle la dessinatrice répondit, dans un long silence pesant l'accompagnant du ramassage de ses encres et papiers déjà colorés jusqu'à la sortie de la salle d'audience, par des mouvements lents, immédiats et précis, marqués par une élégance entrant en collision brutale avec la grossièreté à l'oeuvre, puis la manifestation éclatante de sa propre liberté par le choix de déserter ce procès plutôt que de rejoindre la place - celle du public, celle des anonymes, celles des "sans rôle" - que l'on prétendait lui assigner par la force    

D'autres magistrats auraient pu aborder la question différemment : certains auraient pu tenter de trouver une solution "négociée", sans violence ni théâtralité - ne perdant pas de vue au passage que, si la dessinatrice avait pu lors d'une suspension d'audience se frayer un chemin jusqu'aux bancs des parties civiles sous les yeux des policiers en faction, de l'huissier, de la greffière, des avocats des deux côtés de la barre, des accusés comme de la partie civile, c'est qu'aucun de tous ceux-là n'y avait rien trouvé à redire

Il apparaît même qu'aux yeux de certains magistrats cette place, et cette seule place, lui revenait : "À l’approche d’une audience, il faut, selon moi, recevoir au sens d’une « réception » : soigner le lieu, s’assurer des micros – car il s’agira d’entendre (audire, audience) : vérifier les sièges pour les assesseurs, pour les avocats et les prévenus, savoir où installer le ou les journalistes s’il y a lieu. (Note de bas de page:) Du côté des parties civiles. Je pense que le seul motif pour lequel je demanderais au journaliste de s’installer dans le public serait, si un avocat de la partie civile le fait valoir, la confidentialité des échanges entre la partie civile et son avocat – et non pas je ne sais quelle règle selon laquelle ces bancs seraient réservés aux avocats des parties civiles : l’audience est publique et les journalistes doivent y avoir une place particulière." ("Libres propos sur la pratique de l'audience correctionnelle", Guillaume Daieff, magistrat, président de la 13e chambre correctionnelle du TJ de Paris - Les Cahiers de la justice # 2024/3, p. 514).

Où l'on voit qu'en matière de justice comme ailleurs, souvent l'autorité affirmée avec grandiloquence s'appuie moins sur la bonne maîtrise de règles indiscutables qu'elle ne supplée la courte vue de celui qui la manie  

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