« Montrer des récits de lesbiennes heureuses, c’est un message politique. […] Sortir de l’hétérosexualité, c’est renoncer à un certain nombre de privilèges. C’était important d’en parler, mais de montrer aussi la joie, le bonheur, la vie qui arrive avec », décrivait Iris Brey lors de la promotion de cette série.
Emballées par cette perspective, nous étions six copines lesbiennes et bisexuelles dans la salle de cinéma ce soir-là, pour découvrir sur grand écran les trois premiers épisodes de cette série qui en comporte six.
Un scénario un peu paresseux
Les lesbiennes semblent n’avoir le droit qu’à trois types de scénarios dans les films qui leur offrent une représentation : soit l’une des deux femmes est en couple hétérosexuel au moment de leur rencontre (Carol, Imagine Me & You, Gazon maudit…), soit au moins l’une des deux n’ose pas faire son coming-out (Happiest season, Lez Bomb…), soit il s’agit d’explorer la naissance d’une relation homosexuelle dans un contexte particulièrement homophobe (Elisa et Marcela, Rafiki…).
« Split » ne fait pas exception : lorsque la série commence, Anna, l’héroïne, est en couple hétérosexuel. Est-ce pour s’assurer que l’audience hétérosexuelle puisse s’identifier ? Même si cela correspond à l’expérience d’une partie d’entre nous, nous étions prêtes à savourer un autre type d’histoire, surtout de la part d’Iris Brey, qui milite pour créer de nouveau imaginaires. Mais soit ; après tout, c’était écrit clairement dans le résumé de la série.
Au cours du premier épisode, nous apprenons qu’Anna essaie depuis longtemps d’avoir un enfant avec son conjoint, sans succès. Vous vous en doutez (et nous aussi au visionnage) : elle va tomber enceinte au moment même où elle démarre sa relation lesbienne avec Eve. Cette grossesse va la forcer à faire un choix entre ses deux relations.
Cette ficelle scénaristique, un peu paresseuse, est le premier coup de canif dans le contrat qui promettait de nous « montrer des lesbiennes heureuses ».
Une relation lesbienne triste et hypersexualisée
En effet, c’est l’un des principaux reproches que nous avons à faire à « Split » : ce n’est pas une série joyeuse. Anna est torturée, doute, ne sait pas quoi faire, hésite pendant les trois épisodes que nous avons vus, ses relations avec son conjoint sont tendues. On aurait aimé que ce ne soit pas la grossesse imprévue, mais l’enthousiasme et la beauté de la relation avec Eve qui force l’héroïne à regarder en face son couple hétérosexuel. Ce n’est pas le cas.
En fait, et c’est là le deuxième reproche, leur relation est très axée sur la sexualité, et cette sexualité n’est ni réaliste, ni tendre, ni joyeuse. Les rapports sont presque immédiatement et exclusivement basés sur le cunnilingus. Il n’y a pratiquement pas de baisers, de caresses, de moments amoureux. L’apogée étant une scène du 3e épisode où Anna est debout dans une baignoire remplie, nue devant une fenêtre ouverte (oui). Sans baisers ni tendresse, Eve s’agenouille pour un cunnilingus. Cela ressemble tellement aux fellations de la pornographie hétérosexuelle, c’était gênant.
Au rang des choses chouettes dans les scènes de sexe, il y a les « instants consentement » et une forme de réalisme (Eve se cogne et pouffe, Anna s’attache les cheveux). Mais c’est dommage, car les moments de consentement ne sont pas du tout sexy, ils sont presque glauques tant cela manque de tendresse entre elles. Pourtant, Iris Brey sait le faire, car il y a une (une !) jolie scène où Anna et Eve s’enlacent sur une balançoire.
Et, finalement, que de temps d’écran passé en scènes de sexe ! Quelle frustration que de se dire que c’est Iris Brey, fine connaisseuse du cinéma et sans doute aussi de l’hypersexualisation des relations lesbiennes, qui a écrit le scénario !
Une représentation dangereuse des trajectoires lesbiennes
Ce qui nous a le plus mises en colère, c’est une scène du 3e épisode, où Anna demande à Eve si elle pense que le fait d’avoir été victime de viol à 12 ans a joué un rôle dans son homosexualité.
Et, loin de balayer cette hypothèse largement répandue et tout aussi largement homophobe, Iris Brey laisse, par le biais de ses personnages, la porte grande ouverte : Eve n’est pas sûre, c’est possible.
Il semble que cela soit un choix délibéré, une traduction en images de l'expérience d'Iris Brey : « Je sais que c’est un discours assez peu entendable car il y a eu tellement de thérapies de conversion, la communauté LBGTQIA+ a tellement souffert de ça… Mais je voudrais qu’on réintroduise du dialogue là dedans et qu’on puisse se dire, oui, le fait d'avoir été agressée peut nous donner envie du corps des femmes. Moi, je pense que mon lesbianisme est en très grande partie lié au fait que j'ai été incestée. Je sais que c’est tabou de le dire, mais c’est important. »
Moi, je pense que ce n’est pas tabou de le dire. Au contraire, ce stéréotype de la lesbienne qui déteste les hommes et/ou a été traumatisée par eux, on est nombreuses à l’avoir entendu : de proches au moment de nos coming-outs, de médecins ou psychologues… Or, rappelons que si nombreuses sont les personnes qui ont essayé de déterminer précisément ce qui conduisait à l’homosexualité, aucune recherche probante n’a pour l’instant abouti.
Rappelons aussi, au passage, qu’environ 600 000 femmes sont victimes de violences sexuelles en France chaque année : elles ne deviennent pas toutes lesbiennes. Croyez-nous, on le saurait.
Sans préjuger du vécu personnel et intime d’Iris Brey, que je ne connais pas, j’aimerais réintroduire une dimension politique dans l’analyse de son discours. Il est, à mon sens, possible de se demander si ce n’est pas une forme d’homophobie intériorisée qui conduit une personne à s’approprier cette croyance homophobe (« mon homosexualité est due à des traumatismes sexuels d'enfance ») pour donner un sens à son parcours de vie.
Par ailleurs, dans un contexte de carences de représentations lesbiennes, quelle que soit la véracité qu’on accorde à cette explication pour soi, on a le devoir de s’interroger sur la portée politique de la représentation qu’on propose. En l’occurrence, cette croyance homophobe empêche nos traumatismes d’être correctement pris en charge par la psychologie. Elle empêche aussi des dialogues apaisés avec des proches. Peu importe qu’elle soit vraie pour soi : fait-elle du bien, dans la vraie vie, aux personnes qu’on se promet de représenter à l’écran ?
Peut-être avions-nous des attentes trop élevées : parce que nous sommes carencées en représentations lesbiennes, parce que c’était Iris Brey, parce qu’elle nous promettait de la joie. Toujours est-il que, « Split », ce n’est pas bien.
Et je ne l’écris pas par pur plaisir de la critique. Je l’écris parce que cela me semble important de ne plus nous contenter de représentations qui « ont le mérite d’exister ». Nous devons exiger de celles (et ceux ?) qui ont accès aux moyens de production de ces représentations un travail de meilleure qualité, relu au prisme de la sociologie et des études de genre, en pensant contre soi-même, en évitant les réflexes de pensée qui sont trop souvent des stéréotypes, en confrontant ses idées à une grande variété de lesbiennes. Cet accès aux moyens de production cinématographiques est un privilège bien trop grand et bien trop rare pour en faire mauvais usage.