Les logiques nucléocrates(I).
Avant de quitter la présidence des Etats-Unis, Eisenhower dans son discours d’adieu en janvier 1961 avait lancé cet avertissement : "(…) Dans les prises de décision de l'Etat, nous devons donc nous garder de toute influence injustifiée, qu'elle ait ou non été sollicitée, exercée par le complexe militaro-industriel. (…)"
Si l'on s'en tient au seul domaine nucléaire aujourd'hui de quoi s’agit-il ?
Des complexes scientifico-industriels du nucléaire civil, en 2021 dans 33 pays 442 réacteurs nucléaires exploités, dont surtout aux Etats-Unis(93), en France(56),en Chine(52) et en Russie(38).(Source : AIEA , 2021.) La France, est le pays le plus nucléarisé du monde, le nucléaire est la première source de production et de consommation d’électricité et d’autre part 66% des Français vivent à moins de 75 km d’un réacteur nucléaire.
Des complexes scientifico-militaro-industriels du nucléaire militaire, cela dans neuf pays. Selon le SIPRI de Stockholm en 2021 l’estimation du nombre total d’ogives nucléaires détenues par pays était la suivante: Russie 6255, Etats-Unis 5550,Chine 350, France 290,Royaume-Uni 225,Pakistan165,Inde 156, Israël 90,Corée du Nord 45 ogives nucléaires. La Russie et les Etats-Unis totalisent 80% de la puissance nucléaire militaire mondiale.
Nous proposons tour à tour trois questions :
Face aux arguments anti nucléaires comment réagissent les complexes nucléocrates?(A)
Quelles sont les logiques des systèmes nucléocrates ?(B)
La pensée nucléocrate ne met-elle pas de côté « le sens des ensembles » ?(C)
A-Face aux arguments anti nucléaires comment réagissent les complexes nucléocrates?
Ces systèmes essaient de disqualifier les antinucléaires(1), finalement ces militants et ces auteurs sont considérés comme « passionnels et irrationnels »(2).
1-Les antinucléaires sont considérés comme disqualifiés et qualifiés comme tels.
Les nucléocrates essaient tour à tour
de poser un linceul de silence sur les arguments antinucléaires ,
de qualifier les détracteurs du nucléaire civil d’incompétents, de naïfs ,
de dénoncer les écologistes agissant pour le compte des entreprises d’énergies fossiles en refusant que le nucléaire vienne au secours du climat,
de mettre en œuvre diverses formes de répressions variables selon les pays,
d’accuser les partisans du désarmement nucléaire unilatéral d’irréalistes et de suicidaires.
2-Les antinucléaires sont accusés d’être irrationnels et passionnels.
Les militants antinucléaires sont accusés de réflexes « irrationnels et passionnels. »
Passionnels? Heureusement qu’il reste un minimum de passion pour en appeler à la lucidité. « Je me révolte donc nous sommes. » écrivait Camus.
Irrationnels? Il est au contraire rationnel de refuser cette forme de « course à la mort » qui a sa spécificité que nous voulons souligner ici. Prévert disait « L’œil était dans la bombe et regardait tout le monde » , il avait raison.
B- Quelles sont les logiques des systèmes nucléocrates ?
Existent au moins cinq logiques :
1-Les systèmes nucléocrates, dont les logiques sont plongées dans la course en avant, affirment après les accidents et les incidents vouloir en tirer une certaine « pédagogie » :
« Nous revoyons de très près la sécurité de nos parcs nucléaires, nous exportons notre savoir-faire nucléaire qui est un atout à partager avec d’autres pays , nous insistons désormais sur le fait que l’énergie nucléaire est une alternative aux émissions de gaz à effet de serre…»
Pourtant une véritable pédagogie de la catastrophe consisterait à comprendre que le nucléaire mérite une condamnation et une remise en cause radicales , c’est à dire une sortie rapide , qui bien sûr doit être accompagnée d’alternatives énergétiques massives et planifiées à développer quand elles existent et à créer quand elles n’existent pas, et accompagnée aussi d’ économies massives et planifiées des utilisations énergétiques.
2-Les systèmes nucléocrates ne veulent pas et/ou n’arrivent pas à voir leur folie. Kostas Axelos aurait peut-être dit qu’ils deviennent (et nous avec?) « les fous d’un système devenu fou. » Le productivisme suit la pente la plus forte, celle de ses logiques autodestructrices.(Voir articles de ce blog : « Le productivisme »).
3-Les systèmes nucléocrates, en le sachant ou sans le savoir, sont une des avant-gardes d’une société qui a tendance à ne plus se donner de limites.
Jean Rostand, ardent pourfendeur du nucléaire, dans « Pensées d’un biologiste » (Stock, 1978), écrivait avec force : « La science a fait de nous des dieux avant même que nous méritions d’être des hommes ». Il disait aussi « tous les espoirs sont permis à l’homme, même celui de disparaitre. »(Voir nos deux ouvrages « Construire la paix », éditions la Chronique sociale, 1988).
4-Les systèmes nucléocrates font impasse sur les générations futures, ils souffrent d'une forme d'absence ou d'insuffisance d'horizon d'humanité.
Voulons-nous demain des petits-enfants sujets de leurs propres vies ou objets de la vie de quelques générations qui n’auront pas su prendre leurs responsabilités ?
5-Les systèmes nucléocrates sont enfin très liés à une croyance dans la techno science, souvent de type scientiste c'est à dire sans esprit critique.
Au contraire une critique à l'intérieur de la techno science consiste à choisir des valeurs avant des techniques et de voir ensuite si ces techniques correspondent à ces valeurs. Un slogan des années 1970-80 "Société nucléaire, société policière" n'avait-il pas une part de vérité? Probablement dans la mesure où sa dangerosité appelle une surveillance accrue par rapport en particulier à différents types de risques tels que, entre autres, des risques terroristes. Les énergies renouvelables ne sont-elles pas au contraire synonymes le plus souvent de sociétés pacifiques?
C- La pensée nucléocrate ne met-elle pas de côté « le sens des ensembles » ?
1-Le sens des ensembles , qui devrait être une vertu politique majeure des « décideurs » et des citoyen(ne)s, n’est-il pas inconnu des nucléocrates?
Le philosophe Emmanuel Mounier écrivait « La plus grande vertu politique est de ne pas perdre le sens des ensembles. »
Qu’est-ce que veut dire avoir « le sens des ensembles » dans le domaine nucléaire ?
C'est faire intervenir bien sûr l'économique,le financier,le commercial,le technologique mais , surtout ,ne pas s'en tenir là.Il faut aussi les remettre en cause très certainement au moins de cinq façons:
Déterminer la place de la santé et de l'environnement. Sont-ils des éléments secondaires, importants ou vitaux?
Ne prendre aucun domaine pour" Le" remède miracle, ainsi par exemple de nouvelles technologies. Elles doivent être mesurées aussi sur des critères sanitaires et environnementaux.
Prendre en compte les générations futures, on est donc ici dans les domaines de nouveaux droits, ainsi le droit à la non-discrimination environnementale.
Faire intervenir des disciplines telles que la sociologie, ainsi quels sont les liens entre le système nucléaire et la liberté dans une société, entre le nucléaire et la décentralisation ou la centralisation... Quels sont les effets sociétaux de telle ou telle énergie renouvelable? La philosophie doit aussi intervenir en posant des questions telles que :qu'est-ce qu'une société qui ne se donne plus de limites dans le temps?
Mettre en avant le facteur paix dans ces choix. Ainsi comparer les effets pacifiques ou conflictuels de tel ou tel type d'énergie. Le nucléaire civil intimement lié au nucléaire militaire est-il porteur de véritable paix?
2-On se trouve souvent devant une telle faiblesse de la pensée nucléocrate qu’on peut dire certes « qui trop embrasse mal étreint » mais qui n’embrasse pas du tout n’étreint pas grand-chose.
Un seul exemple: voir les prix des énergies renouvelables gagner inexorablement sur le prix de plus en plus élevé du nucléaire provoque une certaine panique et un espoir chez les nucléocrates qui contribuent à se rabattre sur le marché des petits réacteurs « plus rentables » après avoir loué les gros réacteurs "plus rentables". La vérité saute aux yeux pourvu qu'on les ouvre: un des derniers sursauts du nucléaire ne pèsera probablement pas lourd devant les avantages massifs des énergies renouvelables. Un proverbe africain affirme de façon abrupte que "Le mensonge en route depuis des années la vérité peut l'atteindre en une matinée de marche."
3-On se trouve souvent devant un tel discours-vérité de la pensée nucléocrate que cette certitude a quelque chose d’une forme de servitude, d’une pensée somnolente , alors que l’incertitude, qui peut nous tenir en éveil, elle est un des éléments de la complexité.
Le philosophe Alain écrivait « Penser c’est dire non. Remarquez le signe du oui qui est celui d’un homme qui s’endort. Au contraire le réveil secoue la tête et dit non. »
Un seul exemple celui des déchets nucléaires. On affirme que demain sera trouvée « La » solution. On ne peut accepter le doute, on suppose le problème résolu, on ne peut pas se tromper.
4-On se trouve souvent, surtout chez des « décideurs » nucléocrates, devant un certain sentiment de domination dans la possession de l’arme nucléaire.
C’est un exemple de la persistance dans l’erreur au nom de la puissance.
On oublie que les forces de frappe se renforçant et se multipliant il n’y aura un jour plus personne pour les recevoir et les envoyer.
Ce sera la paix oui, mais pas celle des vivants, celle des tombeaux.
Remarque terminale.
Réfléchir n’est-ce pas déranger ses pensées ? Prendre conscience de la folie du nucléaire n’est-ce pas remettre en cause un bloc de certitudes ?
"Il faut commencer par le commencement. Et le commencement de tout c'est le courage" écrivait Vladimir Yankélévitch.
Avoir le courage de donner le jour à de nouvelles façons de penser, lesquelles ?
« Agis de telle sorte que les effets de ton action soient compatibles avec la permanence d’une vie authentiquement humaine sur terre. » (Hans Jonas , Le principe responsabilité, une éthique pour la civilisation technologique, Cerf, 1979, p.30.)