II- Les mécanismes de marchandisation de la nature
Ces mécanismes sont financiers, économiques et juridiques.De nombreux acteurs agissent dans ces domaines, d'autres acteurs résistent à tel ou tel mécanisme.
Pour mieux comprendre leur importance nous en ferons une synthèse sous leurs formes principales(A), puis nous examinerons le domaine de l’eau dont les situations sont souvent dramatiques sur la planète et donc les enjeux particulièrement vitaux(B).
A- Les formes de marchandisation de la nature
Il y a aujourd’hui au moins cinq formes principales de marchandisation de la nature, d’autres apparaitront probablement dans les années à venir, les imaginations économiques juridiques et surtout financières sont à l’œuvre. Chaque forme peut comprendre plusieurs mécanismes.
Auteur de ce blog j'ai conscience de ne pas être capable d’entrer véritablement dans de nombreux mécanismes qui me dépassent, le droit des brevets par exemple est considéré comme redoutable.Malgré cette faiblesse évidente, nous savons aussi que ce blog se veut « généraliste » et basé avant tout sur le sens des ensembles.
1) L’appropriation intellectuelle et commerciale
a) Dans ce développement du concept de biodiversité on avalise la quantification. La Convention sur la diversité biologique de 1992 et son Protocole de Nagoya de 2010 organisent l’accès et le partage des bénéfices, c’est l’encadrement par la propriété intellectuelle des ressources génétiques, le contrat entre l’Etat fournisseur et l’Etat utilisateur repose sur des rapports de force et des intérêts commerciaux.
De façon beaucoup plus globale Monique Chemillier-Gendreau, dans ce grand ouvrage « Humanité et souverainetés » (éditions la découverte, 1995), pose la question de savoir « Comment faire évoluer cette " société " internationale encore primitive, où les contrats (entre États ou entre firmes) ne connaissent l'armature d'aucune loi ? » Le contrat prend acte du rapport de forces sans le modifier.
b) Depuis des décennies on a pris dans les forêts tropicales les gènes de plantes et d’insectes, on a breveté de façon intensive. Des firmes, par exemple pharmaceutiques, alimentaires, cosmétiques, trouvent là des bénéfices importants ou énorme .Parallèlement on constate que se développent également des techniques de synthèse qui peuvent ici ou là servir de substituts, ces techniques sont de plus en plus nombreuses.
L’auteur de cet article a un témoignage personnel à apporter sur ces rapports de forces. Son père, Roger Lavieille, fit sa thèse sur la stevia (Etude du Kaa Hê-é). Il a démontré le premier son pouvoir sucrant 300 fois supérieur au sucre. Il a proposé à la Société internationale de chimie le nom de " stévioside. " Avant cette thèse de 1932 des chercheurs allemands travaillaient sur ce pouvoir sucrant et avant eux un botaniste suisse, Bertoni, et avant eux tous… des paraguayens, indiens guaranis, qui avaient constaté le pouvoir sucré de cette plante. Quelques mois après sa thèse, mon père reçut une offre téléphonique d’une société japonaise qui lui proposait une collaboration. Il avait refusé en nous disant qu’il avait répondu « La stevia appartient au Paraguay et au peuple paraguayen ». La stevia fait aujourd’hui l’objet de rapports de forces puissants avec de multiples intérêts.
PureCircle, leader mondial de la production et de la commercialisation de produits à base de stevia, a reçu en août 2012 du Bureau américain des brevets et des marques un accord de brevet pour une nouvelle variété de stevia à haut rendement qu'il cultive dans plusieurs pays dont le Paraguay.
Bastien Beaufort (streetpress.com)(green washing. Témoignage, 20-1-2015) écrit :«( …) Mais aujourd’hui, la stevia est en passe de représenter un chiffre d’affaires de 15 milliards de dollars. Soit près d’un tiers du marché global des édulcorants. Le Paraguay, son pays d’origine, avec ses 2.000 tonnes annuelles cultivées fait bien pâle figure sur les marchés internationaux de la petite plante verte. La stevia lui assure un revenu minuscule de 2 millions de dollars. Ceux qui la cultivent là-bas sont des petits producteurs. Ils travaillent la plante sur une superficie totale d’à peine 1.500 hectares. »
« Où sont donc passés les 90 pour cent de la production restante ? Cette stevia qui génère 15 milliards de dollars ? Pas au Paraguay, c’est sûr. La massification de la production de la plante s’opère en Chine et en Malaisie. Pour la mise sur le marché du Coca-Cola Life, la multinationale d’Altanta s’est alliée avec Cargill. Ce mastodonte de l’agro-alimentaire lui garantit l’approvisionnement d’un extrait d’une molécule de la stevia. Le produit est dorénavant breveté et appelé Truvia. »
« En face d’eux, dans une forme de guerre périphérique propre à un capitalisme post-moderne, s’allient Pepsi-Co et Merisant pour vendre la marque PureVia. Merisant fut longtemps propriété de Monsanto, qui détint durant les années 1980 le monopole de l’aspartame. Cet ingrédient utilisé dans les boissons light est aujourd’hui soupçonné d’être cancérigène. Depuis les années 1990 et sa tombée dans le domaine public, les grandes entreprises mondiales de la boisson se sont intéressées de près à la petite plante verte. Elle fait office de poule aux œufs d’or. »
Ainsi des firmes géantes agro-alimentaires, à partir de brevets et d’OGM , ont fait main basse sur cette plante venue du Paraguay.
2) Les marchés de permis d’émission et le mécanisme de développement propre.
a) En 1992 et en 1997, avec la Convention et le Protocole sur les changements climatiques, est mis en place et se développe le marché de permis d’émissions négociables. Si certains Etats n’émettent pas les quantités attribuées ou s’ils les réduisent plus rapidement que prévu, « ce devrait être une chance pour la lutte contre le réchauffement et non pas un surplus que les plus rapaces peuvent consommer » (Monique Chemillier Gendreau , article sur « La marchandisation de la survie planétaire, dans le Monde diplomatique, janvier 1998).Se développe ainsi ce que certains qualifient de véritable marché des permis de polluer.
b) Ces logiques de rentabilité se retrouvent dans le mécanisme de développement propre. Les pays développés préfèrent investir, par exemple en Chine, plutôt que de réduire leurs propres émissions, une « bulle spéculative » se forme autour des procédés économes en CO2 (voir Aurélien Bernier, Faut-il brûler le Protocole de Kyoto ?, Le Monde diplomatique, décembre 2007).
3 ) Les « restaurations » par l’intervention de « banques de compensation »
a) L’objectif mis en avant est celui de la réduction ou de l’arrêt de la perte de la biodiversité. Quelqu’un qui, par exemple, détruit une zone humide à cause du passage d’une route, doit compenser cette destruction par la restauration d’un milieu équivalent. On détruit dans un lieu mais on doit alors compenser dans un autre lieu.
b) Des banques de compensation proposent ainsi de restaurer des milieux naturels, des « destructeurs » vont acheter de l’hectare pour « compenser » (voir article de Noelle Guillon, « Echangerais steppe contre autoroute », Politis, 14 octobre 2010).Aux Etats-Unis ce procédé existe depuis une trentaine d’années, par exemple, explique l’article ci-dessus, une entreprise du bâtiment ouvre une banque pour vendre des crédits « habitat mouche », cela pour une espèce de mouche rare en Californie. Un promoteur local qui achète des « habitats mouche » peut alors construire.
Ainsi cette « mise en banque » de la nature amène tel ou tel État à exiger de tel ou tel aménageur qu’il « compense » la destruction prévue par une restauration ou une préservation de nature ailleurs. Reste à savoir ce que pensent les scientifiques des mesures compensatoires…
c) Détruire dans un lieu, compenser dans un autre n’est pas sans rappeler un phénomène beaucoup plus global. Martin Rémond-Gouilloud, il y a plus de vingt cinq ans, avait magistralement pensé une analyse et une critique, « Du droit de détruire. Essai sur le droit de l’environnement. »(éditions puf, 1989).Elle expliquait l’arrivée du droit de l’environnement en montrant , entre autres, qu’il devait faire face au droit du propriétaire d’abuser de sa chose, faire face à la liberté d’entreprise qui impliquait qu’on pouvait polluer dans des limites dites « raisonnables », faire face à des pollutions de plus en plus graves et à des pollueurs qui pensaient plus rentable… de polluer que de prévenir la pollution , prévention considérée comme trop lourde financièrement.
4) Les paiements pour services éco systémiques
Il y a ici deux séries de pratiques.
a) La rémunération de ceux qui entretiennent des éco systèmes.
(Voir Nature à vendre, Patrick Piro, Politis, 14 octobre 2010.Les perversions de l’économie verte, Patrick Piro , Politis,31 mai 2012.)Cet auteur explique ces mécanismes :
Ainsi cet exemple donné dans l’article cité : au Costa Rica l’Etat rémunère les services rendus par la préservation des forêts. Les propriétaires reçoivent une somme, par hectare et par an, cela en répondant à trois services : séquestration du CO2, conservation de la biodiversité, beauté des paysages. Les fonds viennent d’une taxe sur les carburants et aussi de crédits environnementaux achetés par les entreprises qui bénéficient de ces services, du tourisme par exemple. Ainsi, autre exemple donné dans l’article cité, en France en Camargue une filiale de la Caisse des dépôts a lancé un marché de la biodiversité pour créer un habitat respectueux d’espèces remarquables, c’est un marché pour des entrepreneurs qui, « en produisant de la steppe par de l’ingénierie biologique, compenseront des dommages causés par leurs activités. »
Ajoutons qu’est mise en place, dans le cadre du droit international de l’environnement, une récompense financière pour les pays qui luttent contre la déforestation.(REDD, Reduction Emissions from Deforestation and Degradation ».En effet 20%des émissions de gaz à effet de serre sont dues à la déforestation(chiffre avancé par exemple par Greenpeace), donc à travers des Conférences des Parties de la Convention et du Protocole sur les changements climatiques, on organise ce système à partir de 2010.
b) La rémunération de ceux qui s’abstiennent de détruire ces éco systèmes
Le projet Yasuni en Equateur s’inscrit dans ce cadre. Existe un parc, zone protégée depuis 1979, lieu de vie de communautés amérindiennes et refuge d’une biodiversité parmi les plus extraordinaires de la planète. Sous cette merveille se trouve un gisement de pétrole qui représente 20%des réserves du pays. Le gouvernement a proposé de ne pas exploiter ce pétrole en échange d’une rente, un fonds a été créé en août 2010, les sommes des différents contributeurs seront investies dans le développement durable de l’Equateur. (voir www.yasuni-itt.gov.ec ).
Le projet a fait l’objet de critiques, par exemple c’est la demande d’énergie, disent certains, et non pas l’offre qu’il faut diminuer. Il n’en reste pas moins qu’écologistes et altermondialistes lui trouvent beaucoup de force, on peut en effet le considérer comme un projet en rupture du productivisme,autant que faire se peut, la meilleure preuve en est d’ailleurs que les pressions sont énormes pour exploiter ce pétrole et qu’il sera de plus en plus difficile d’y résister. L’Assemblée Nationale d’Equateur le 3 octobre 2013, malgré les protestations des écologistes et des groupes indigènes, a d’ailleurs entériné l’exploitation pétrolière de ce Parc National. Où était la communauté internationale des Etats pour soutenir massivement cette rupture plus que symbolique ? Dramatiquement absente.
5) Les "obligations catastrophes."
Une obligation catastrophe (catastrophy bond) est émise par une compagnie d’assurance ou de réassurance(assurance..des sociétés d’assurance). Elle est à haut rendement sur quelques années. L’assureur transfert des risques à des tiers c’est à dire ici à des investisseurs, ses pertes seront ainsi moins importantes en cas de catastrophes.
Si la catastrophe prédéfinie survient, le détenteur de l’obligation perd les intérêts. Ces sommes vont servir alors à répondre financièrement à des catastrophes naturelles cela pour dédommager des victimes, pour reconstruire…
Mais, si la catastrophe n’arrive pas, l’investisseur au bout de quelque temps va retrouver et son capital et des intérêts.
En 2013 dans le monde vingt neuf obligations de ce type ont été émises, elles représentaient un montant de 7,1 milliards de dollars.
D’une certaine façon on peut voir là économiquement une autre forme de privatisation de la nature et aussi une forme de loterie sur la survenance des catastrophes naturelles. On peut penser aussi que l’essentiel est d’agir en amont des catastrophes écologiques naturelles, catastrophes liées souvent à des causes humaines et naturelles, lutter pour les empêcher et non spéculer sur leur arrivée. (Voir plus globalement « Les catastrophes écologiques et le droit : échecs du droit,appels au droit »,sous la direction de Jean-Marc Lavieille, Julien Bétaille, Michel Prieur, éditions Bruylant,2011.)
B- Le marché, forme globale de marchandisation : l’exemple de l’eau
(Nous développerons ce « B » lorsque nous aurons davantage travaillé ce sujet dans les mois à venir pour en faire une synthèse, en particulier après en avoir discuté avec Bernard Drobenko, vieil ami et penseur du droit à l’eau.)
1) L’ampleur du domaine pour la financiarisation.
a) Le secteur de l’eau est gigantesque. Les enjeux sont vitaux pour les habitants de la planète et le vivant en général, les intérêts économiques et financiers sont très importants, les situations conflictuelles sont nombreuses et variées. Les acteurs de l’eau sont nombreux, ainsi par exemple le Forum mondial de l’eau, qui se tient tous les trois ans, comprend chercheurs, gestionnaires publics, fonctionnaires d’organisations internationales, dirigeants d’entreprises privées, représentants d’ONG…
b) Les choix liés à l’eau potable et aux services d’assainissement sont essentiellement les suivants : l’eau est-elle un bien commun de l’humanité ou une marchandise, un marché à conquérir ? Le droit à l’eau potable et à l’assainissement implique-t-il ou non l’obligation pour les pays développés de participer à cet accès à l’eau des pays en développement ? Comment agir contre les pollutions et la raréfaction de l’eau ? Comment créer une véritable diplomatie de l’eau ? (Voir de Bernard Drobenko, « Le droit à l’eau: une urgence humanitaire », 2èmédition, Johanet, 2012).
2) Le domaine financier intéressé par la création d‘un marché de l’eau.
a) En s’inspirant d’autres domaines, certains acteurs, ainsi des firmes multinationales, imaginent la création d’une sorte de « bourse mondiale de l’eau » qui aurait pour fonction de réguler la demande en lui attribuant un prix et pour autre fonction d’atténuer les manques d’eau.
b) Le futur marché de l’eau se rapprocherait ainsi de circuits financiers bien connus synonymes de spéculations, de produits financiers dérivés…
Réflexion essentielle : qu’en est-il des arguments des défenseurs et des détracteurs de cette marchandisation de la nature ? (Voir III)