II- Les manifestations et les effets de l’accélération du système mondial
Nous envisagerons tour à tour les manifestations(A) puis les effets(B) du phénomène. Nous constaterons d’ailleurs que les causes soulignées plus haut et les manifestations se recoupent souvent, de même il n’est pas toujours évident de distinguer les manifestations et les effets. Encore une fois ces confusions lorsqu’elles existent montrent , si besoin était, les aspects diffus et envahissants de ce phénomène gigantesque.
A- Les manifestations de l’accélération du système mondial
Partons d’une énumération indicative(1) pour mettre ensuite en avant l’exemple très impressionnant de l’environnement(2).
1) Une multitude de manifestations de l’accélération du système mondial
a) Une accélération technique : ainsi l’accélération des transports, par exemple la Terre, affirment des scientifiques, semble 60 fois plus petite qu’avant la révolution des transports, ainsi l’accélération des communications qui met en avant une priorité et une célébration de l’immédiat.
Ainsi des techniques qui brouillent les échelles du temps humain, certains déchets nucléaires sont là pour un temps incommensurable, des voyages dans l’espace seraient très longs et, à l’autre extrême, voilà le temps miniaturisé à travers l’informatique, par exemple le temps des marchés financiers…
b) Une accélération des rythmes de vie : dans les villes, surtout les mégalopoles, et dans une mesure variable dans d’autres villes, on court après le temps avec mille sollicitations et mille priorités, les déplacements sont plus ou moins incessants, ils représentent une sorte « d’obligation de mobilité. »
L’exemple des repas symbolise cette rapidité des rythmes de vie, ils sont pris souvent en un quart d’heure, dans des fast food ou même en dehors de ces restaurations rapides.
A cela il faut ajouter les « doubles journées » de nombreuses femmes, accompagnées de multiples stress qui, après le travail, continuent à la maison à travers l’éducation des enfants et les travaux ménagers.
c) Une accélération sociale et culturelle : on constate que « l’on change », plus souvent qu’autrefois, de conjoints, d’amis, de métiers, de logements…
C’est le règne d’une certaine précarité ou d’une précarité certaine selon les situations, la flexibilité est, elle aussi, omniprésente. On se sent souvent stressé, sous pression, menacé dans son travail. Si on s’arrête de « courir » on peut alors basculer dans le chômage, dans la précarité.
Quant à l’exclusion c’est une forme du « degré zéro » de la citoyenneté et de la temporalité, la capacité de se penser dans la durée ne dépasse pas alors le plus souvent quelques jours.
d) Une accélération politique. L’urgence est devenue une catégorie centrale du politique, des élu(e)s et des citoyen(ne)s ont souvent « le nez sur l’urgence »au détriment de politiques à long terme.
Dans cette accélération il faut souligner l’exemple de l’assistance humanitaire dans laquelle on prend en compte les souffrances du moment, et c’est légitime, mais il arrive aussi que l’on fasse silence sur les responsabilités passées et sur les projets politiques pour changer les situations.
e) Une accélération juridique. Certains auteurs ont analysé en profondeur les rapports entre le droit et le temps, ainsi au niveau général François Ost « Le temps du droit »(Odile Jacob,1999),ainsi au niveau d’une discipline juridique Monique Chemillier-Gendreau, « Le rôle du temps dans la formation du droit international »( Pedone,1987), Jessica Makowiak, « A quels temps se conjugue le droit de l’environnement ? », (Mélanges en l’honneur de Michel Prieur, Dalloz, 2007, p. 263-295).Ces auteurs ont contribué à penser entre autres l’accélération. De façon plus spécifique des séminaires ont donné lieu à la publication d’un ouvrage sous la direction de Philippe Gérard, François Ost, Michel van de Kerchove « L’accélération du temps juridique » (Publications des Facultés universitaires Saint-Louis Bruxelles, 2000).
Nous ferons ici quatre remarques trop courtes, il faudrait les confirmer et les infirmer en tout ou partie par rapport aux continents, aux pays, aux domaines d’activités, aux sources de droit, aux disciplines juridiques…
En premier lieu jusqu’en 1945 le droit était souvent synonyme de temps plus ou moins long, de loi « gravée dans le marbre »,de loi stable, d’une certaine sécurité juridique, d’un judiciaire rattaché surtout au passé, d’un exécutif rattaché surtout au présent, d’un législatif rattaché surtout au futur, tout cela avec plus ou moins de retards, de blocages…
En second lieu à partir de 1945 et surtout à partir des années 1960 on passe à un droit construit souvent sur des terrains argileux ou mouvants, le phénomène de l’accélération juridique a eu pour causes, entre autres, la mondialisation du droit(multiplication des traités…)et un droit de la mondialisation(commerce international…),la création et/ou le développement des divers ordres juridiques(locaux, nationaux, régionaux, international), l’accélération de la techno science, les crises et bouleversements financiers ( des marchés mondiaux fonctionnant pour partie à la nanoseconde), économiques, sociaux, culturels, écologiques, une arrivée du droit dans les mondes médiatiques très liés, eux, à l’immédiateté …
En troisième lieu les manifestations juridiques principales de cette accélération s’appellent une urgence prenant de plus en plus de place, une précipitation et une improvisation de règles, une inflation de textes s’accumulant en peu de temps dans un domaine donné, une rapidité d’adoptions, de modifications, d’abrogations de textes, une arrivée des experts dans la formation du droit qui devient ici et là plus un cheminement en liens avec des données scientifiques qu’une décision affirmée à un moment donné voulant stabiliser en partie le futur…(sur ce point voir l’article de Monique Chemillier-Gendreau, « La création de « normes » par les institutions des conventions » in Conventions de protection de l’environnement, sous la direction de l’auteur de ce blog, éditions Pulim, 1999).
En quatrième lieu parmi les questions posées qui nous semblent les plus vitales : si l’on pense que le droit doit participer à une certaine maitrise du temps, comment dans tel ou tel domaine articuler stabilité, c’est-à-dire un minimum de durée, et changements, c’est-à-dire des réponses à de nouvelles nécessités sanitaires, environnementales, sociales, économiques, et avec quelles hiérarchies entre ces nécessités ? Si l’on pense que le droit doit contribuer à faire face aux urgences la question du «faire face pour qui ? » n’est-elle pas celle de la démocratie, ne faut-il pas distinguer par exemple entre l’urgence du profit et celle de la protection de la nature ? Si l’on pense que le droit doit contribuer à dégager des politiques à long terme le concept d’intérêt commun de l’humanité, lié à une responsabilité intergénérationnelle, ne doit-il pas peu à peu être mis en avant, au-delà des intérêts privés, des intérêts nationaux, des intérêts communs, par exemple dans une consécration comme norme impérative de droit international général (jus cogens) ? Le champ du droit international serait alors structuré, les autres ordres juridiques aux différents niveaux géographiques auraient davantage de sens, le droit contribuerait, à sa mesure, à retrouver la maitrise de ce temps qui nous échappe, temps emporté par le marché et la techno science.
2-L’exemple de l’environnement : l’accélération, une machine infernale
a) L’accélération fonctionne ici comme une sorte de machine infernale qui comprend quatre mécanismes :
Le système international s’accélère dans son ensemble,
Penser et faire accepter les réformes et les remises en cause environnementales prend du temps,
l’aggravation de la dégradation rend les urgences omniprésentes,
la mise en œuvre des politiques environnementales demande du temps…
or le système international s’accélère.
Intellectuellement et affectivement cette « machine infernale » a quelque chose de déstabilisant, elle signifie de façon impressionnante qu’il n’est pas sûr que les générations futures aient beaucoup de temps devant elles pour remonter la pente de la débâcle environnementale.
b) Ajoutons à cela qu’en matière environnementale il y a de véritables bombes à retardement, elles mettent du temps à se préparer mais elles peuvent soit continuer sous la forme de pollutions diffuses soit exploser violemment et basculer dans l’urgence, ainsi de véritables Tchernobyls sous-marins se préparent, par exemple dans la mer de Kara qui borde l’Océan Arctique, et çà n’est pas un cas isolé, le Pacifique et l’Atlantique ont eux-mêmes leurs menaces et leurs drames en route.
c) Il existe un divorce très impressionnant dans ce domaine comme dans d’autres : alors que la dégradation environnementale s’accélère et atteint ici et là des seuils d’irréversibilité, il est fréquent de constater que des conférences internationales décident … que l’on décidera plus tard, « A l’auberge de la décision les gens dorment bien » dit un proverbe. Cela signifie que plus l’on attend plus les solutions devront être de plus en plus radicales et massives si l’on veut ralentir puis remettre en cause la dégradation de l’environnement.
Rappelons, exemple hurlant , que c’est en 1972 à la Conférence de Stockholm qu’est évoqué pour la première fois au niveau de tous les Etats le danger du réchauffement climatique, qu’il faut attendre 1992 pour voir une convention, 1997 pour qu’arrive son protocole, 2005 pour qu’il entre en vigueur, 2015 pour un nouvel accord qui entrerait en vigueur en 2020, soit au total près de 50 ans ! Cinquante ans pour faire les premiers pas.
Merci les forces des mécanismes du productivisme, les Etats vous remercient !
Merci les Etats, les peuples vous remercient !
Merci les générations présentes, les générations futures vous remercient !
(Les phrases précédentes, lancées avec écoeurement, révolte, et volonté de changer l'inacceptable, peuvent nous faire sortir de nos gonds, c'est l'humain qui crie en nous ...)
B- Les effets de l’accélération du système mondial
Ces effets s’exercent à l’encontre de l’ensemble de la société(1) et à l’encontre des personnes(2).
1) Les effets de l’accélération sur l’ensemble de la société
a) L’accélération porte atteinte à la démocratie. En effet la vitesse a quelque chose de contraire à la démocratie qui est synonyme de discussions, de temps pris pour arriver à des compromis, à des partages des décisions. Or le temps politique est court-circuité par le temps marchand, par le temps économique, par la vitesse des transactions financières. Paul Virilio affirme en particulier que « quand il n’y a plus de temps à partager il n’y a plus de démocratie possible ».
Il y a donc une sorte de « désynchronisation » entre le domaine politique et le domaine économico-financier.
Dans un raccourci trop rapide (lui aussi…)on peut également affirmer que les Parlements sont court-circuités par les exécutifs plus rapides qui, eux-mêmes, sont court-circuités par les marchés financiers encore plus rapides.
Avec cette puissance et cette rapidité des marchés financiers Il y a aussi une certaine désynchronisation entre l’économie réelle et l’économie virtuelle, cela ne favorise probablement pas la clarté démocratique.
b) L’accélération a aussi des effets sur le travail. Bien sûr on pense d’une façon générale à la machine qui libère l’homme de multiples tâches pénibles ou dangereuses. Mais le tableau est plus complexe.
Il y a un raccourcissement des temps d’intégration et de socialisation, il y a également une flexibilité qui peut faire disparaitre des liens sociaux, qui peut déstructurer du « collectif », sans oublier les effets certes sur les créations mais aussi sur les suppressions d’emplois, et les effets de ces techniques sur l’adaptation à de nouvelles conditions de travail porteuses de multiples tensions.« J’aimais mon travail, mais je n’aime plus mes conditions de travail » entend-t-on souvent dire, « on me demande de faire plus en moins de temps » est une plainte omniprésente.
N’y a-t-il pas, en fait, souvent deux séries de situations? Des personnes surchargées de travail (le rendement des actifs) et d’autres personnes exclues du système d’accélération (les chômeurs, les retraités).
Les choses sont cependant encore une fois plus compliquées puisque les actifs peuvent avoir une accélération qui est remise en cause (dépression, syndrome d’épuisement professionnel), les chômeurs sont plus ou moins souvent pris dans les stress de la recherche d’un emploi, certains retraités ont parfois l’impression qu’ils n’ont « jamais eu autant d’activités de leur vie » et que « çà passe encore plus vite qu’avant. »
c) L’accélération contribue à l’accroissement des contrôles. L’accélération de la révolution industrielle s’accompagne d’une multiplication des contrôles. Il y a ainsi une inflation des fichiers de données personnelles parallèlement au développement des réseaux de communications.
Certains voient là une menace de plus pour les libertés publiques et privées, d’où la création, dans certains pays, d’organismes de protection des libertés par rapport à l’informatique, organismes qui courent derrière de nouvelles techniques pour essayer d’en contrôler les dérives. Le juge doit ici devenir ou rester un garant des libertés, cela d’autant plus que des technologies deviennent de plus en plus intrusives et ne devraient être utilisées que sous conditions et sous contrôles.
d) L’accélération augmente le poids de l’urgence au détriment du long terme. L’urgence devient omniprésente. C’est surtout parce que l’on ne s’est pas occupé du long terme que l’on est noyé dans l’urgence. Il faudrait à la fois répondre aux urgences et élaborer des politiques à long terme.
e) L’accélération contribue au développement des inégalités. Ainsi par exemple le mode de déplacement détermine à chaque époque une partie de l’organisation de la société, il contribue à répartir des richesses et des pouvoirs.
Une des hypothèses de l’apparition de l’une des causes de la domination des hommes, de « l’infini servage de la femme », est la suivante : dans la préhistoire les hommes ont des pouvoirs grâce à la chasse, ils se déplacent plus vite que les femmes qui portent leurs bébés sur leurs dos ou sont enceintes et se retrouvent… à la cueillette !
Par la suite en Grèce on constate que ceux qui font marcher les navires gouvernent la Cité, puis c’est la chevalerie qui est une des bases de la féodalité, viennent ensuite les dynasties ferroviaires cela sous la Révolution industrielle.
Aujourd’hui c’est le transport électronique des informations qui contribue à répartir des avoirs, des savoirs, des pouvoirs, on contrôle et on agit à distance. Il existe ainsi une discrimination entre « les lents » qui n’ont pas accès à ces moyens et « les rapides » qui les utilisent. Mais il est vrai également qu’il existe une démocratisation de l’accès à cette forme de vitesse à travers l’informatique de plus en plus présente.
De façon plus globale constatons que l’accès à la vitesse est très inégal dans nos sociétés, ces inégalités peuvent être porteuses d’exclusions. Soulignons ainsi un exemple frappant, celui des universités.
Une étude de la Banque mondiale (propos de Janil Salmi recueillis par Brigitte Perucca, Le Monde 7 juillet 2009) évoque « le risque d’un enseignement à deux vitesses dans les pays émergents », « la course à l’excellence nuit aux universités ». Si l’on donne moins de moyens aux universités qui en ont souvent déjà peu, au profit de deux ou trois universités d’excellence, on crée alors deux vitesses dans ces formations, on aggrave des inégalités.
Et pourtant… les écoles scandinaves, qui n’ont aucune université de rang mondial dans les classements internationaux, ont un enseignement considéré comme l’un des meilleurs, voilà une sacrée remise en cause du discours de la sacro-sainte compétition, « sainte compétition protégez-nous » dit-on, alors que c’est elle qui porte des logiques mortifères.
f) L’accélération et ses effets sur l’argent. Le dicton selon lequel « le temps c’est de l’argent », signifie que l’on tient compte du temps dans le calcul économique. On gagne du temps pour gagner de l’argent, quitte à licencier des travailleurs pour augmenter le profit, ce dernier mécanisme est socialement aussi connu que révoltant.
Une autre réalité complète le dicton : «… et l’argent c’est du temps ». L’argent s’intègre au temps. Par exemple le chômage entraine un rapport différent au temps, de même la retraite, mais ces utilisations de temps, en principe devenus moins rapides( ?), sont liées en particulier aux moyens financiers, faibles ou plus conséquents, qui les accompagnent.
g) L’accélération et ses effets sur les actualités. Nous sommes plus ou moins noyés dans un fleuve constant de nouvelles, dans une information continue.
Par contre trop peu nombreuses sont des réflexions porteuses de sens, des analyses des causes des évènements et, lorsque ces réflexions et ces analyses existent, les lecteurs, les téléspectateurs, les internautes, faute de temps ou trop fatigués, seront peut-être plus portés à les mettre de côté ou à en décrocher assez vite.
La diffusion rapide des informations entraîne aussi des réactions de plus en plus rapides et peut contribuer à une forme d’instabilité permanente symbolisée par les « sujets télévisés » qui se succèdent à une cadence accélérée, souvent sans transitions, et en mélangeant l’essentiel et le dérisoire.
h) L’accélération contribue aux "désynchronisations environnementales". On épuise les ressources naturelles à un rythme plus élevé que la reproduction des écosystèmes. Ainsi on aggrave et on accélère le réchauffement de la planète et la nature absorbe de plus en plus difficilement une partie des gaz à effet de serre. Ainsi on déverse nos déchets à une vitesse trop élevée pour que la nature les élimine, il n’est pas besoin d’aller relire ces romans de science-fiction où les humains étouffent puis disparaissent peu à peu sous leurs déchets, la réalité, ici et là, de façons dramatiques, a dépassé la fiction.
i) La compétition et la vitesse marchent côte à côte. «La compétitivité est élevée au rang d’impératif naturel de nos sociétés »écrit Riccardo Petrella. « Chacun évoque la compétitivité de l’autre pour soumettre sa propre société aux exigences de la machine économique » écrivait André Gorz .La compétition nous fait perdre le sens du « vivre ensemble ». Riccardo Petrella dénonçait « l’Evangile de la compétitivité. Malheur aux faibles et aux exclus. »(Le Monde diplomatique, septembre 1991).
Ne peut-on pas observer comment chacun se situe théoriquement et pratiquement par rapport à la compétition ?
Les uns pensent que la compétition est naturelle. Elle fait partie de la nature humaine, elle existe depuis toujours et à tout jamais. Les personnes qui pensent ainsi sont, de très loin, les plus nombreuses sur notre planète, cela pour une raison simple : le système productiviste, dont c’est l’une des logiques profondes, a colonisé les esprits. Il est très difficile de faire partager de nouvelles idées tant l’esprit n’a plus la place de les accueillir et tant il faut de nombreux moyens pour, dirait Serge Latouche, « décoloniser l’imaginaire.»
D’autres, au contraire, pensent que la compétition est le produit d’une histoire dans un lieu donné à un moment donné. Elle peut donc être modifiée ou remise en cause, par exemple par des solidarités, des coopérations, des projets communs. Là aussi l’appel à l’imagination est majeur pour transformer le réel, ouvrir des portes vers des alternatives.
Si l’on regarde l’échiquier politique on peut dire que les tenants du libéralisme croient plus ou moins à la sacralisation de la compétition, elle est saine, elle est bonne, il faut être parmi les gagnants.
Les tenants du socialisme croient plus ou moins à la gestion de la compétition, il faut essayer d’en gommer les aspects les plus injustes, il faut la rendre moins inhumaine.
Les tenants du nationalisme croient plus ou moins à la nationalisation de la compétition, elle favorisera l’indépendance, la protection aux frontières.
Enfin les tenants d’une société humainement viable voudraient remettre en cause la compétition. Ce dernier point de vue consiste à affirmer que le choix n’est pas entre la compétition ou la mort (« si vous n’êtes pas compétitifs en tant que personnes ou que collectivités, vous êtes morts » nous répète le système productiviste) mais le choix est entre la compétition ou la vie, c’est la compétition qui est mortifère, elle est porteuse de logiques de mort, de logiques terricides et humanicides.
Or vitesse et compétition marchent côte à côte, comme deux mécanismes de répartition des avoirs, des pouvoirs et des savoirs.
Le système productiviste de compétition est condamnable et condamné, ses logiques destructrices en appellent à la construction d’un autre système fondé sur le bien commun, sur l’intérêt commun de l’humanité, sur une reconquête du temps.
j) L’ accélération contribue aussi à « l’administration des peurs ». La peur a toujours existé à travers des formes variables, avec en arrière- fond la peur de la mort.
Mais voilà la peur, depuis quelques décennies, encore plus organisée, orchestrée, politisée. Paul Virilio analyse « L’Administration de la peur » (Textuel,2010, livre d’entretien avec Bertrand Richard, commenté dans Le Monde du 4-11-2010 par Nicolas Truong ). En effet ce monde du mouvement permanent est aussi celui des communautarismes, du repli sur soi, autant d’effets collatéraux d’un monde dans lequel on désigne des boucs-émissaires.
Devant « ce réel qui s’emballe » ne faudrait-il pas concrètement démonter les mécanismes du bouc-émissaire (ce qu’a fait en particulier bien sûr René Girard, La violence et le sacré, 1972), c’est-à-dire dénoncer ces faux remèdes et apprivoiser nos peurs, par exemple dans un dialogue des différences ?Apprivoiser les différences de l’autre ne demande-t-il pas du temps, de la patience ?
Dans le peu de temps (au mieux 6 à 10 décennies) qui est donné, à chacun chacune de nous, de vivre sur Terre, n’avons-nous pas mieux à faire qu’à échanger des terreurs ? Ne faut-il pas, avant tout, faire face, ensemble, aux périls communs, c’est-à-dire aux mécanismes destructeurs mis en oeuvre par le productivisme ?
Les fabrications des peurs des autres ne sont-elles pas doublement dramatiques? D’abord ,et avant tout, par les souffrances qu’elles produisent,
et , aussi, on est souvent très loin d’y penser, par le temps perdu, les forces perdues, les énergies perdues, les faiblesses perdues, les réconciliations perdues , les solidarités perdues qui auraient été si précieuses, si vitales pour faire face aux périls communs qui, eux, ne …perdent pas de temps .
Périls communs qui s’appellent débâcle écologique, armes de destruction massive, inégalités criantes, sans oublier la techno science et le marché mondial qui doivent être remis à leurs places…
Pauvre citadelle qui fabrique dérisoirement des ennemis intérieurs et extérieurs alors que s’accélère entre autres le réchauffement qui peut l’emporter.
2) Les effets de l’accélération sur les personnes
Les vécus qui suivent nous les connaissons de façons variables dans nos vies.
Je témoigne, comme peuvent le faire chacun chacune de nous sur des pages entières, d’accélérations vécues sous trois formes :premier exemple, j’ai connu l’époque où le troisième trimestre dans l’enseignement secondaire « comptait double », les notes avaient deux fois plus de poids que celles d’un trimestre ordinaire, on se battait et on espérait jusqu’au bout « passer dans la classe supérieure », puis j’ai vu arriver une période où il n’était pas rare que dès le mois de décembre le sort du collégien ou du lycéen soit scellé.
Autre exemple : lorsque j’étais étudiant nous disions de temps à autre « les gens âgés trouvent que le temps passe vite »,mais nous disions très rarement »çà passe vite »,or j’ai entendu peu à peu à partir des années 1970, en enseignant et en dehors de l’enseignement , de plus en plus d’étudiants puis de lycéens puis de collégiens dire « Je suis pressé », « je suis à la bourre », « c’est tendu », « çà passe vite », peut-être même, mais je ne suis pas sûr d'avoir bien entendu, un enfant au berceau qui disait « on a pas le temps , y ’a le feu au lac, magnez-vous ! ».
Dernier exemple : lorsque j’ai commencé à enseigner je trouvais assez facilement des « plages » de deux ou trois heures de lectures sans interruptions, puis peu à peu le même temps a été plus difficile à trouver en une fois, coupé par des activités, des déplacements, des communications…
a) Le sentiment d’être débordé. Devant une multitude de choses à accomplir en un minimum de temps, le sentiment d’être débordé ne touche-t-il pas de plus en plus de personnes ? Les trois petites phrases « je n’ai pas le temps »,« je suis pressé(e) », "dépêche-toi" sont probablement parmi les plus utilisées sur la planète à la fin du XXème siècle et aux débuts du XXIème. L’urgence va ainsi envahir tout ou partie de nos vies sans nous laisser le temps de faire la différence entre d’une part l’essentiel et d’autre part l’accessoire, le dérisoire.
Par exemple l’instantanéité du SMS, du mail et du portable contribue à une sorte « d’obligation d’hyper activité » écrit Nicole Aubert . Ce qui est urgent passe avant ce qui est important », or « dans l’urgence il y a de l’important et du secondaire. » Nicole Aubert évoque « l’urgence intérieure » (propos recueillis par Thierry Brun, revue Politis, octobre-novembre 2010), « tant que mon agenda est plein j’existe ». En fait, explique cette psychologue, une « dictature du temps réel » s’installe dans de multiples vies.
b) Les rencontres sont souvent plus rapides.Les liens sont plus nombreux, les potentialités plus grandes, mais ces liens ne sont-ils pas plus volatiles, moins solides ?
Les situations peuvent être pourtant compliquées. Ainsi un mémoire de master accompagné dans un enseignement à distance aura en principe moins de profondeur que trois rencontres d’une heure chacune, mais c’est une possibilité donnée à des personnes qui, sans cela, ne pourraient pas avoir cette chance, et puis on peut essayer de transformer une certaine « platitude de l’écran »( ?) en une certaine profondeur humaine, certains sites voudraient aller dans ce sens.
Ces liens sont aussi centrés surtout sur le présent. Le futur est incertain, parfois, voire souvent, plus ou moins angoissant.
Quant au passé il est peu évoqué, l’histoire n’est plus toujours apprise, les racines tendent à s’effacer à travers les changements de lieux souvent plus nombreux qu’autrefois au cours d’une vie. Sont parlantes, par exemple, les visites sur les tombes qui s’arrêtent dans le temps, parfois voire souvent, plus rapidement qu’autrefois.Egalement on est loin de toujours connaitre aujourd’hui où sont enterrés ses ancêtres sur seulement deux générations, les causes en sont multiples, l'accélération est l'une d'entre elles.
c) Le présent est comprimé, compressé. Le présent devient plus instable et il se raccourcit. Devient ainsi plus rapide l’usure des technologies, des pratiques, des programmes politiques… Le monde change plus ou moins plusieurs fois en une seule génération.
Le présent se raccourcissant, notre sentiment de réalité ne fait-il pas de même ? Un étudiant disait, dans un raccourci impressionnant, « J’ai souvent l’impression d’être revenu de tout avant d’avoir eu le temps d’aller quelque part ! » C’est ce que l’on appelle la dictature de l’instant. Ainsi l’enseignant n’a pas assez de temps pour apprendre aux étudiants, ainsi les médecins voudraient avoir plus de temps pour s’occuper plus humainement de leurs patients, la liste est longue des professionnels qui manquent de temps.
d) Les rencontres du réel et du virtuel en situation d’accélération. Certains affirment que se développent des risques de « déréalisation » de la société.
Des mélanges entre le réel et le virtuel peuvent parfois apparaitre à l’intérieur d’une utilisation intensive des écrans. L’accélération peut y jouer un certain rôle.
De même les avancées relatives à la réalisation de « casques de réalité virtuelle » pourraient aller dans le sens de l’accélération.
Lorsque ces mélanges « réel-virtuel » existent, leurs effets peuvent et pourront être variables selon les personnes, mais ces effets sont et seront liés à tel ou tel contexte personnel et plus collectif.
e) Le temps « mange l’espace. » Paul Virilio écrit «çà n’est pas la fin de l’histoire, c’est la fin de la géographie. »
En premier lieu avec l’accélération de la techno-science la planète se rétrécit, dans le langage courant on dit que « le monde est à portée de mains », d’une certaine façon on est quelquefois revenu d’un lieu après de simples visites « hors sol » (reportages…)
Il y a même une sorte d’effacement de l’espace, ainsi les autoroutes font que des automobilistes le plus souvent ne visitent pas le pays traversé, des voyageurs voient à peine la grande ville où ils atterrissent et s’en vont tout de suite dans leurs lieux de vacances.
En second lieu il y a un déclin des distances qui saute aux yeux pourvu qu’on les ouvre. En effet plus de la moitié de la population mondiale, nous dit-on, se trouve à moins d’une heure d’une ville de plus de 50.000 habitants. Ce taux se situe à 85% dans le monde développé et à 35% dans les pays en développement. Cette donnée est probablement l’une des plus essentielles,des plus structurelles de l’accélération.
f) L’augmentation du nombre d’actions « par unité de temps » et la réduction de chaque « épisode de vie. »
Ces réalités on été mises en évidence en particulier par des sociologues et des psychologues (ouvrages déjà cités, par exemple celui de Nicole Aubert « Culte de l’urgence. La société malade du temps. », Flammarion, 2003).
En moyenne on entreprend beaucoup plus d’actions dans une journée qu’il y a trente ou cinquante ans, par exemple on passe d’un instrument de communication à un autre , on répond à des démarches administratives souvent plus compliquées qu’autrefois, on rencontre plus de personnes mais plus rapidement, on utilise aussi transports privés et publics, on est en liens informatiques avec divers services, et cela encore souvent on se retrouve avec son travail une fois revenu chez soi ou même en congés, informatique oblige .
Les éléments rythmant nos journées en moyenne tendent à se réduire, par exemple les repas…bien que les durées soient variables selon les repas pris chez soi ou à l’extérieur, seuls ou avec des amis …
On a tendance enfin à exécuter à la fois plusieurs activités, on peut être par exemple « dévoré » par plusieurs écrans, ou devenir un accroc aux écrans …même pendant les vacances.
g) Un stress et une nervosité souvent présents. On rencontre en effet deux séries de situations fréquentes.
D’une part, on rencontre des personnes au chômage qui sont dans une forme de « décélération forcée », parfois voire souvent mal vécue.
D’autre part on rencontre des personnes surchargées de travail qui peuvent entrer dans une certaine nervosité parfois permanente, qui peuvent tomber malades en dépression, maladie fréquente aujourd’hui, ou même aller jusqu’au suicide.
On court de plus en plus vite après ses activités de travail et, pourtant , la valeur travail tend à se déprécier à cause surtout de l’importance prise par le chômage et des conditions de travail qui, dans de nombreux lieux, se détériorent sous l’effet entre autres d’une productivité plus exigeante voire épuisante.
h) La capacité de comprendre n’est-elle pas atteinte ? Dans un système de plus en plus compliqué et rapide n’a-t-on pas moins de temps pour comprendre en profondeur ce qui se passe ?
i) L’accélération peut effacer la diversité des tâches.Ne contribue-t-elle pas à une « uniformité uniformisante » selon l’expression de Kostas Axelos ? Une formule fameuse affirmait qu’il faut « laisser du temps au temps », laisser mûrir les choses. « Il y a un temps pour tout » disait déjà un passage de l’Ecclésiaste, « un temps pour planter, un temps pour arracher le plant (…) »
Si l’on passe sans arrêt et de plus en plus vite à différentes tâches, n'a-t-on pas plus de difficultés à faire des différences par exemple entre l’essentiel, l’important, le secondaire, le détail, le dérisoire ?
De façon plus générale, et sous forme de synthèse, quelles sont les réponses face à ce phénomène gigantesque de l’accélération ?
Pour y répondre nous prendrons notre temps, pour ne pas nous retrouver comme cette enseignante qui poussait le comique en expliquant sans rire des comédies qu’elle était seule à trouver drôles.
Nous essaierons de ne pas être un blogueur faisant l'éloge de la lenteur, en écrivant trop vite un billet qui n'avait plus le temps d'être lu.
Voir III Les réponses pessimistes et les réponses volontaristes face à l'accélération du système mondial.