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Billet de blog 3 mai 2014

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À la rue, O.Bloque (Par Marina Damestoy)

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

 - texte de Marina Damestoy

Dans et autour d’À la rue, O.Bloque

Les 4, 11 et 18 mai au Grand Parquet en version “déambulation” / entrée libre

35 rue d’Aubervilliers – M° Stalingrad /Max Dormoy /Riquet

Auteure, illustratrice de presse, militante et metteuse en scène, Marina Damestoy  nous livre sa chronique du projet protéïforme “À la rue, O.Bloque”, la première partie d’A.M.O, un triptyque sur la femme contemporaine en état de résistance. Trois étapes féminines vers un glissement hors la loi : soutien aux sans papiers, action terroriste, errance sans domicile. Elle s’inspire pour cela des trois figures classiques : Antigone, Médée et ici « O », une Ophélie, tombée d-lenez de-ans le ruisseau,  qui devient la métaphore de nos générations précaires. Marina Damestoyest l'initiatrice du mouvement social Génération Précaire (droit des stagiaires) et co-fondatrice de Jeudi-Noir (droit au logement).

Le texte “À la rue, O.Bloque” est tiré du livre “Mangez-moi”. Je l’ai remanié pour la scène mais aussi pour la rue afin de le faire entendre autrement et de rencontrer le public là où il se trouve. Ce texte est une compilation de petits poèmes, de descriptions et de reflexions issus d’une experience de SDF, que j’ai vécue un temps. Je l’ai contruit en monologue  éclaté, en strates, racontant l'histoire d'une jeune fille qui glisse irréversiblement sur les pentes d'une société absurde, jusqu'à en partager la folie. Cette femme jalonne son errance par ses mots, dernière rambarde pour ne pas disparaître tout à fait. 

De la scène à la rue et inversement.

“À la rue, O.Bloque” est un projet « boîte noire » doublé d’un projet « tout terrain ». L’un et l’autre se nourrissent et se complètent.

Dans la version « boîte noire », Pénélope Perdereau  interprète « Ophélie » seule sur le plateau. Le dispositif est simple, presque cru, le jeu se déployant jusque dans le public. Il y a des sautes de temps. Elle nous parle d’aujourd’hui, parmi nous, militante, affleurant l’actualité, puis remonte sur le plateau pour nous raconter son exprience de SDF, dix ans plus tôt. Il y a des sautes de temps. Des couches sonores viennent soutenir son errance, cerner certains tableaux visuels, des chorégraphies minimales - Tommie Smith brandissant son poing, marche nuptiale ventre à terre, déclinaison subaquatique du radeau de la Méduse -  qui impulsent quelques respirations au sein du texte, colonne vertébrale de ce témoignage. Elle nous regarde comme si nous étions ces passants du métro, de la rue qui naviguent dans le monde en évitant son corps, sa vie en stase. C’est simple, sans pathos aucun… « sobre, dense et brutalement vrai » pour reprendre l'avis d'Yves Pagès.

Directement liée à la pensée de Guy Debord et à  la transposition politique des flash-mobs militantes que j'ai initiées en 2005 avec le mouvement Génération-Précaire, la version « tout terrain », furtive et gratuite, part à la rencontre de tout un chacun sans se donner en spectacle.

Depuis deux ans, avec la comédienne Pénélope Perdereau, nous promenons le personnage d’Ophélie dans les villes. Elle glane de quoi manger à la fin du marché, erre dans les parkings, zone dans le jardin d’un hôpital, arpente les gares, s’adresse aux usagers des transports en commun ou de la Poste, interpelle les clients des centres commerciaux, les clochards, les vieilles dames. Penelope s’adresse au passant en témoignant de ce que son personnage fait lorsqu’il est à la rue. Je suis avec elle, avec eux, en regard extérieur qui indique et rassure chaque partie. Je filme parfois avec une toute petite caméra, à hauteur de poitrine,  dans laquelle je ne regarde presque pas.

L’actrice est dans une économie absolue, une astreinte particulière propre à la spontanéité, à la sincérité, au non jeu. En dupliquant la réalité, elle donne à voir quelqu’un dont on ne connaît pas le statut : malade mentale, femme sans-abri, actrice ? Qu’est ce que cette forme de théâtre qui ne s’affiche pas comme tel ? Nous rajoutons une couche de réel supplémentaire sur le réel. Nous floutons les contours de la représentation en participant à l’évaporation des notions ambiantes. Sur le terrain, je ressens l’insolence faite à la « société du spectacle »; une intervention contre l’étau invisible de la domestication des regards. Mais peut-être est-ce là le geste impuissant « de plus » contre la mécanique obscène qui nous neutralise et se revendique de la démocratie ? Nous y reviendrons.

L’interprète suscite l’empathie, la projection de la part du passant, la possibilité de communiquer avec l’inconscient du personnage pour amorcer une discussion. La priorité est donnée à la rencontre et au dialogue avec les individus rencontrés en chemin. Car force est de constater qu’au même titre que nous ne sommes plus capable de planter une graine en pleine terre pour en récolter les fruits, nous ne sommes plus en mesure de considérer l’exclu, de l’aborder et de discuter avec lui pour comprendre dans quel monde nous sommes, ensemble. Déconnectés, nous évoluons sans plus rien saisir. Alors, nous engageons la singularité intime de la personne rencontrée lors du jeu. En éprouvant ensemble la fêlure mentale au creux de la vie sociale ordinaire, nous déjouons le stéréotype de la SDF enfermée dans son cadre, mise au banc, qui serait incapable de renvoyer à ceux qu’elle croise la complexité sensible de son expérience. Révéler la lumière là où l’on déniait voir. “À la rue, O.Bloque” donne le poème de cette expérience là, à partager d’urgence, car il nous raconte ce que nous ne savons plus voir de notre espace commun.

Se décaler ensemble : devenir acteur plus que consommateur-producteur.

Mon premier constat est que ce que nous provoquons interpelle fortement tout un chacun. Bousculer les habitudes, les passants n’attendent que ça ! C’est étonnant. Le public s’approche, rentre et sort, mêlant son corps aux mots, s’arrêtant, car il le désire. Le badaud se saisit librement de la situation et la révèle en y prenant part à sa façon, en réagissant par son témoignage, son écoute, son désir d’intégrer ce qui se passe devant lui. L’acteur devient tout un chacun : interprète et passant. Chaque personne volontaire reçoit une confidence intime, porteuse d’un poids sévère, celui de la précarité qui gagne. Souvent, une confidence advient en retour au sein de la discussion. Une grand mère nous parlera de ce mari malade qu’elle accompagne vers la mort, un homme de sa détresse vécue l’hiver sur ce banc à côté du canal où il s’est jeté maintes fois, un autre des huissiers qui lui gâchent la vie. L’expérience « tout terrain » s’arroge le droit de cesser d’être spectacle, ne s’adressant qu’à tous, s’improvisant avec l’autre et ne connaissant pas ses effets sur chacun.

Partager ce geste collectif aussi avec ceux qui ne vont jamais au théâtre. Constater le sourire qui envahit les visages quand, passée l’engueulade parce que je filme une SDF sans lui demander, son accord, et donc lui manque de respect, j’explique que nous sommes en train de rejouer sur ce qu’est la vie d’une femme à la rue, que l’on répète une pièce de théâtre dans la ville. Les mains me prennent les épaules, les vociférations intempestives de la grand-mère algérienne ou de la gamine « wesh ! wesh ! » basculent en paroles amicales... Il y a l’invasion positive de l’art dans leur tête, il y a l’intérêt commun pour le plus démunît, il y a le travail, il y la beauté. Nous nous quittons amies sans avoir rien à expliquer de plus que « Nous faisons du théâtre ». Pouvoir de fascination positive, émerveillement alors que l’on n’y va pas. Pourquoi ne pas y aller ? Le théâtre leur parle-t-il de ce qui les touche ? Ce public là serait un super public… Envie du coup, de les inviter, de les amener dans la version « Boîte noire » du projet.

Le plus souvent, il n’est pas nécessaire, au cours des conversations, d’expliquer ce que nous faisons. Parfois, en dépit d’un éclaircissement, une personne continuera à discuter avec l’interprète comme si elle était véritablement à la rue. Violaine, ancienne SDF nous prodiguera des conseils « coups de poing » pour s’en sortir. Peut-être que celui qui nous entend perçoit parfois l’étrangeté  de ce qui s’improvise avec lui, mais la non théâtralité du jeu et la nature du texte ne peut laisser aucun doute sur le fait que ce qu’il expérimente avec nous existe et se réfère à la réalité. La précarité d’une femme à la rue, la difficulté d’accès au logement, à l’emploi, aux produits de consommation touche bien plus de gens qu’on ne pourrait le croire. Ils s’y reflètent.

Cette scène ouverte devient ce que Jacques Nichet appelle un « instrument d’élucidation sociale, et comme une expression de groupe (…) nous permet de faire théâtre de nous ».

Et du côté de ceux qui actent – que ce soit ici en « tout terrain » ou bien via les actions à dimension théâtrale de Jeudi-Noir, Génération précaire, Le Grand Don, Vélorutionnaire ou des Anti-pub… ce que j’appelle depuis 2006 l’Artivisme* - il y a un immense soulagement de Faire, un shoot subversif, une joie d’être dans l’action directe qui indique et appelle à l’expertise du problème.

Rebâtir notre espace et notre sens commun.

Comme nous parvenons, comme le préconise Jacques Rancière, à « transformer notre compréhension en puissance de révolte »,  le constat suivant est que nos interventions de rue sans forme théâtrale visible, le fait que nous réinjections de la sociabilité spontanée hors du cadre habituel, est instantanément perçu comme un acte violent. Une forme de terrorisme que je qualifierais de « tendre ». L’Architecture dite de « prévention situationnelle » (suppression des bancs, pics ou bouts de rochers aux endroits où l’on pourrait s’asseoir) a au moins de mérite de laisser apparaître clairement son projet : rassurer, lisser, nettoyer, aseptiser l’espace public afin que rien d’anormal n’advienne. Dans une autre architecture, celle immatérielle de nos rapports sociaux, il est moins évident de constater, sans l’expérimenter soi-même, à quel point il est devenu délicat d’agir hors des clous du « normal » et de s’engager dans la libre expression. Notre domestication est devenue telle qu’un geste hors gabarit est immédiatement repérés par un vigile, empêché par la police, pris d’assaut par un salarié tentant la neutralisation par l’incontournable incantation magique « C’est interdit !» ou un usager  héroïque protégeant à son corps défendant la sacro-sainte routine. D’ailleurs, la Normalité n’est pas suffisamment pensée. Elle se verrouille de jours en jours. Allez la mettre à l’épreuve ! Faites un pas de côté pour y voir clair. L’autocensure, l’inquiétude et la politique nous ont réduit bien des marges… en silence. Qu’est devenu notre espace commun? Du coup, comment se lier à l’autre ? Comment faire de ces espaces publics le lieu où rendre publiques nos aspirations, notre désir de rencontre, de réflexions, d’actions ?

Que sais-je ?

Sommes nous, en définitive, pris au piège d’une normalité qui sépare ? Face à l’impression d’impuissance, pourquoi dès lors, ai-je éprouvé le besoin d’écrire dans la rue, de témoigner, de passer à l’action par des interventions urbaines, les amener au théâtre et ressortir encore, rejouer le tout avec chacun, comme une respiration ? Jouer dans la rue en mode « tout terrain » nous permet de récolter des informations, d’induire le trouble, d’opérer des décalages, de susciter le choc, l’émotion et la participation. En nous adressant directement à l’autre, en provoquant des configurations nouvelles par les actes et la parole, nous proposons une rupture des repères sensibles qui nous aide à réajuster notre place face au contexte. Le spectateur est ici l’acteur naturel d’un théâtre qui renverse sa logique, qui s’infuse dans notre quotidien. En prenant le parti de la confusion ambiante, de la pensée et de l’art à l’état gazeux**, cette expérience éclaire nos situations, se saisit de nos problèmes, ouvre de nouveaux champs et nous parle de pensée neuve, à venir. L’expérimentation est absolument nécessaire. Elle nous ressource tous et permet l’utopie politique qui n’est nulle part ailleurs que là où l’on œuvre pour elle. Et puis, nous ne pourrions renoncer à l’idée qu’il pourrait en être autrement, parce que, de fait, c’est le sens de l’histoire et qu’indéniablement, nous y participons.

Plus d’infos: marinadamestoy.com

 Notes bas de page

 “À la rue, O.Bloque” est tiré de “Mangez-moi”/ Publie.net, édité aux éditions Xerographes, in “A.M.O”

**« l’art à l’état gazeux », de Yves Michaud. Regarder aussi du côté de « l’esthetique relationnelle » théorisée par Nicolas Bourriaud.

* Artivisme (contraction d'artiste et d'activiste. Objet de mon intervention au débat Modernité On/Off, le 12 juin 2007  au Théâtre du Rond-Point, texte paru dans le Cahier LaSer n° 10, aux éditions Éditions Descartes & Cie)

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