Les excuses d’Erdogan sur les massacres de Dersim et la volonté turque d’ouvrir une commission historique sur les événements de 1915 ont prouvé que la Turquie fait de plus en plus face à son histoire. Pour Etyen Mahçupyan, ancien rédacteur en chef d’Agos et chroniqueur à Taraf, il est « impossible de ne pas s’apercevoir du revirement qu’induisent ces déclarations au niveau des mentalités.»
Les éléments religieux de Turquie n’ont personnellement pas eu de problèmes avec le régime républicain. Les dissensions entre les factions religieuses et le régime républicain ont été engendrées par une attitude et une gestion discriminatoires du cadre républicain et par une modernisation imposée par le haut à toutes les couches de la société. Quant à la propagande d’Etat, présentant les réticences manifestées comme le résultat de réactions « rétrogrades », elle a contribué à assurer l’application des réformes « révolutionnaires » mises en places par les cadres dirigeants, à tel point que depuis des années, les médias ne se sont pas privés de mettre en avant les composantes religieuses turques les plus radicales. Le 28 février 1997, dans le but de prouver la nature rétrograde de ces mouvements, on a même créé de toutes pièces des religieux fanatiques. Ces desseins cachés ont naturellement donné lieu à l’apparition de branches islamiques hostiles au républicanisme. Par conséquent, la vision promue par l’AKP et ses partisans a pu en ébranler plus d’un. Il n’y a pas un discours dans lequel le Premier ministre ne rappelle son attachement aux valeurs du régime républicain, notamment à la laïcité et à la démocratie. Par ailleurs, ce mouvement politique fortement occidentalisé et très enclin à la modernisation, repose sur une représentativité très large. Ceci démontre que les factions religieuses présentes en Turquie se sont aussi appropriées l’héritage républicain. A une petite différence près.
L’AKP a prolongé les Tanzimats
Selon la vision kémaliste, la République a été fondée sur les décombres de l’Empire ottoman avec la ferme intention de rompre complètement avec celui-ci. Tandis que la République, dont l’AKP s’est fait l’héritier, est un prolongement de l’héritage ottoman. Cette approche se manifeste sous la forme du prolongement des tentatives de démocratisation et de modernisation initiées sous les Tanzimats – réformes initiées au XIXe siècle – et concrétisées par la période des deux monarchies constitutionnelles. On peut même affirmer que la République, sur le plan de la représentativité démocratique, est moins avancée qu’à l’époque de la monarchie. Cette posture de l’AKP ne s’est pas faite spontanément. Elle cache au contraire une stratégie sciemment étudiée de réappropriation de l’Histoire dans le but de se confronter aux dissonances du passé. Il convient d’ajouter une chose : cette attitude, en plus d’être le fruit d’une conscience démocratique, est notamment le témoignage d’une volonté de revenir sur les violences perpétrées dans le passé et de soulager les consciences. Le sang-froid affiché par l’AKP et son positionnement en faveur de la vérité sur les massacres de Dersim annonçait déjà le ton des débats à venir. Même chose pour le ministre des Affaires étrangères Ahmet Davutoğlu qui a accepté sur le champ la proposition française de mettre en place une commission historique conjointe sur les événements de 1915.
Une révolution des mentalités turques
Ceci ne veut pas dire que la Turquie soit prête à reconnaître le génocide arménien. Mais ceci démontre tout de même sa volonté de remettre à jour les événements ayant mené à l’utilisation de ce terme pour désigner cette tragédie et d’éventuellement parvenir à clore ce sombre chapitre. Le président de l’Assemblée nationale Cemil Çiçek qui, encore en 2005, avait qualifié de « coup de poignard dans le dos » la « Conférence sur la question arménienne » cette même année, affirmait la chose suivante : « Nous sommes prêts à assumer notre histoire, plus particulièrement en ce qui concerne les événements de 1915. Nous sommes prêts à mettre en avant les travaux effectués par les historiens ayant débattu sur ce sujet. Nous avons le devoir de faire face à notre histoire, et si nous avons commis des fautes ou des négligences, nous devons les prendre en compte afin de pouvoir aller de l’avant. » Il est impossible de ne pas s’apercevoir du revirement qu’induisent ces déclarations au niveau des mentalités. Pour l’AKP et les mouvements d’inspiration religieuse, faire face à son passé signifie se tourner vers l’avenir. Mais pour pouvoir construire l’avenir il est nécessaire de réintroduire le passé pré-républicain dans les mentalités. La critique la plus importante qu’il convient d’émettre vis-à-vis de l’AKP, c’est qu’il aurait dû peut-être s’approprier l’héritage ottoman en le dissociant de la notion de modernisation.