Les accusations portées, en France, contre le gouvernement turc à propos de la question arménienne et du traitement des minorités occultent, dans leurs finalités politiques, la réalité de l’histoire. Pour Jean-Michel Cros, diplômé en sciences politiques et chercheur sur l’islam contemporain, ces attaques feignent d’ignorer qu’« en Turquie, la laïcité kémaliste fut à l’opposé du pluralisme de l’Empire ottoman. »
Les carquois sont garnis, les arcs bandés : tout est bon pour tirer sur la Turquie. Une offensive médiatique est déclenchée qui, par ses excès, dénature la cause qu’elle prétend servir, celle de la liberté et de la démocratie ; la Turquie étant présentée comme écrasant désormais les libertés individuelles et ses minorités, inspirée par un maître à penser tout puissant qui tirerait les ficelles depuis la Pennsylvanie… Quelles sont ces six flèches ? L’islamisme : quoi que fasse le gouvernement, tout est interprété à cette aune, l’ombre de la République islamique planant sur la Turquie. Que les progrès réalisés en matière démocratique aient plus progressé en 10 ans qu’au cours des 70 précédents ne trouble pas nos pleureuses affligées… La mémoire gommeuse : que la Turquie était belle au ciel de Messidor ! Républicaine et laïque, elle serait aujourd’hui une vaste prison. Que disait Bozkurt, ministre de la Justice en 1930 ? : « Que tous les amis, les ennemis et les montagnes sachent bien que le maître de ce pays, c’est le Turc. Ceux qui ne sont pas de purs Turcs n’ont qu’un seul droit dans la patrie turque : c’est le droit d’être le serviteur, c’est le droit à l’esclavage ! » Cela ne semble guère émouvoir nos pleureuses, pas plus que la campagne de destruction des campagnes kurdes menée après la révolte d’Ararat (1927-1930), suivie de la déportation de 20.000 Kurdes.
Fethullah Gülen défend l’enseignement du kurde
La mauvaise foi : selon un article publié sur Mediapart par M. Azadi, « Les écoles et les foyers de cette confrérie [le mouvement Gülen] dans la région kurde mènent une politique d’assimilation des Kurdes, sans jamais reconnaître la légitimité de leurs revendications. » Or, toute personne de bonne foi sait que les « écoles Gülen » sont privées, payantes et qu’on y enseigne les programmes scolaires. En outre, Fethullah Gülen défend l’enseignement du kurde dans le public en rappelant que « même aux États-Unis, les écoles proposent des cours de kurde en option. » La désinformation : un groupe de travail, intitulé « Liberté de recherche et d’enseignement en Turquie », semble avoir un peu laissé filer sa plume : « Le simple fait de publier des ouvrages sur la diversité culturelle de la société turque, sur les structures de l’Etat, sur l’histoire des minorités (incluant le génocide des Arméniens) peut désormais être retenu contre leurs auteurs et les conduire en prison dans l’attente d’un interminable procès. » Penchons-nous sur le cas du génocide arménien. Qui a fait les premiers procès contre des militaires accusés de massacres ? Le gouvernement de Damad Ferid Pacha, à la fin de l’Empire ; qui a mis un « black out » sur cette question ? Le régime kémaliste. Qui a dépénalisé l’usage de la langue kurde et a permis l’existence de chaînes de télévision en kurde et l’élection de députés kurdes ? Sous quel gouvernement ont été publiés les « Carnets » de Talat pacha qui apportent un éclairage nouveau ? L’AKP. Alors, de qui se moque-t-on ? L’ombre de la dictature : c’est encore oublier l’histoire et le sort fait aux minorités depuis les années 30 : en Turquie, la laïcité kémaliste fut à l’opposé du pluralisme de l’Empire ottoman : dès les négociations pour le traité de Lausanne, la délégation turque, conduite par I. Inönü, s’opposa farouchement à l’octroi du statut de minorité aux groupes musulmans non sunnites ; en 1942 fut créé un « impôt sur la fortune », destiné à spolier les Arméniens, les Grecs et les Juifs, suivi de pogroms… J’aurais aimé, pour qu’elles fussent plus crédibles, la mise en perspective des accusations contemporaines avec l’histoire récente.
Paris derrière les attaques anti-Gülen ?
La théorie du complot enfin : selon l’article de Mediapart précité, c’est Fethullah Gülen « qui gouverne maintenant la Turquie », le PKK prétendant « détenir des documents sur l’“Ergenekon vert”, ajoutant être prêt à les rendre à des journalistes “courageux” qui n’hésiteraient pas à [les] publier. » J’ai appris qu’il y avait deux choses à ne jamais croire sur les politiques : la première c’est que l’on a un dossier, la deuxième c’est qu’ils sont malades. Si l’on avait un dossier sur eux, on le sortirait ; s’ils étaient malades, ils seraient morts. Plus sérieusement, cette théorie du complot « güleniste » n’est pas nouvelle, comme je le soulignais dans mon article « Le grand méchant loup, ou comment se fait l’information », publié sur Oumma.com. Mais cette accusation est d’autant plus grotesque lorsque l’on connaît le parcours des actuels dirigeants turcs, qui sont issus du Milli Görüş et du Fazilet Partisı et non du mouvement Gülen ! La question qui se pose demeure la suivante : pourquoi des attaques convergentes aussi violentes depuis quelques mois ? La réponse n’est peut-être pas à chercher en Turquie, mais en France…
Jean-Michel Cros