La pandémie actuelle a provoqué trois urgences distinctes : une urgence sanitaire, une urgence économique et une urgence politique. La première urgence est, en réalité, à la fois sanitaire et environnementale ; il est évident qu’elle ne pourra être résolue uniquement par les mesures prises, dans l’instant, pour combattre la propagation du virus. Il semble clair désormais que le Covid-19 est, en fait, un SRAS de deuxième génération : cela signifie que le scénario des effets de débordement devient une réalité inquiétante. Le passage de l’animal à l’homme (dans ce cas, peut-être, de la chauve-souris au serpent puis à l’homme) révèle l’énorme problème de notre cohabitation toujours plus grande avec les autres espèces, conséquence directe d’une terrible érosion des espaces non anthropisés ou faiblement anthropisés. Dans le même temps, l’urgence sanitaire – plus encore que les catastrophes climatiques – oblige à repenser la centralité de l’être humain que le concept d’anthropocène, aujourd’hui en vogue, semble impliquer. La nature est bien plus forte que nous, et nous continuerons à en faire l’expérience pendant longtemps : l’environnement, la santé (et même la survie) et la politique semblent désormais tellement imbriquées qu’on ne peut en distinguer, si ce n’est par convention ou par artifice, les différents plans. Quatre cents ans après le Léviathan de Hobbes, la politique pourrait revenir à sa fonction élémentaire : protéger les citoyens contre la menace d’une mort violente (ou, comme dans le cas présent, seulement prématurée).
La deuxième urgence – l’urgence économique – impacte directement les conditions de vie des populations et les conditions de reproduction du capital, c’est-à-dire ses marges de profit. La décision politique consistant à contenir le nombre de morts – commune aux démocraties libérales et aux régimes totalitaires –, qui était inéluctable, a entraîné un brusque bouleversement des perspectives économiques, avec une probable baisse à deux chiffres du PIB dans la plupart des pays. Ça ne sera pas facile à surmonter. Cependant, le capital, comme c’est le cas depuis un certain temps, a déjà les idées plus claires. Ainsi, avec le smart working et le télétravail, il peut espérer rendre la production plus efficace et avoir un plus grand contrôle sur l’activité des travailleurs. À court terme, on ne peut l’exclure, le renforcement de cette domination – qui accélère des processus entamés déjà depuis des décennies – pourrait bien garantir au capital de nouvelles marges de profit. Bien que des moments de friction et des épisodes de résistance aient été nombreux au cours des dernières décennies, ceux qui se retrouvent dans une relation d’exclusion et/ou d’exploitation vis-vis du capital ne parviennent pas vraiment à l’inquiéter. De temps en temps, ils offrent un témoignage ; au mieux, ils montrent la voie, mais n’ont aucune incidence. La trajectoire du second XXe siècle s’est interrompue. Elle avait été rendue possible, d’une part, par la croissance du mouvement ouvrier en tant que force organisée et, d’autre part, par le soutien massif à la consommation engendré par l’État providence (une réponse au communisme et une réponse aux progrès techniques dans le processus de production). Le panorama socio-économique et les rapports de force entre capital « réel » et capital financier sont radicalement différents de ceux qui ont permis d’ouvrir la parenthèse des Trente Glorieuses ; aujourd’hui, un retour au keynésianisme classique, que certains appellent de leurs vœux, semble difficile à proposer.
La troisième urgence – l’urgence politique – concerne directement l’Union Européenne. Historiquement, cette dernière a représenté la tentative d’abolir tout écart entre le marché et la vie (voir les soi-disant « réformes structurelles » exigées de beaucoup de ses États membres), entre l’équilibre budgétaire (Maastricht) et la politique de la concurrence (protection des consommateurs et de la propriété intellectuelle) selon un dessein que l’on pouvait deviner dès le départ, mais qui ne deviendra évident pour tous qu’à partir de la crise grecque de 2015 : l’absorption totale et – dans l’idée de ses architectes allemands – irréversible de la politique dans l’économie, dans le sens typiquement ordolibéral où la politique a pour unique devoir de multiplier des instances de régulation proches du modèle de la concurrence parfaite – une ligne d’horizon que trace la correspondance absolue entre société et marché.
Et ce n’est pas tout. L’idée de base de l’UE (et même, bien avant, celle de la CEE) se nourrit de l’horreur absolue que l’Allemagne a ressentie envers la politique dont elle a connu, au cours du XXe siècle, une version particulièrement féroce (le nazisme, d’abord, puis le stalinisme dans la République démocratique allemande) et sur laquelle s’est greffé l’optimisme un peu obtus qui s’est répandu au lendemain de la chute du Mur, et qui est devenu ensuite le sens commun de toutes les classes sociales européennes. Cette organisation antipolitique de l’UE s’est révélée de façon exemplaire dans la gestion de la crise de 2008 et, en particulier, lorsque deux ans plus tard, il a fallu intervenir pour empêcher le défaut de paiement de la Grèce. En outre, indépendamment des dommages collatéraux sur la vie même des Grecs, il y eut alors une parfaite adéquation entre la configuration originelle de l’UE – une zone de libre-échange que permettent une monnaie unique et des contraintes financières imposées aux États membres – et le type de problème auquel elle allait devoir se confronter.
La crise ouverte par le coronavirus propose un modèle exactement à l’opposé du cas grec. En fait, alors que dans ce cas-là la crise avait des conséquences financières immédiates, laissant entrevoir, seulement en arrière-plan, les inévitables coûts humains et sociaux du « rééquilibrage », avec le Covid-19 c’est exactement le contraire : le problème financier se présente, cette fois-ci, comme l’effet d’une cause exogène qui affecte directement ce qu’Ágnes Heller considérait comme les deux valeurs fondamentales de la modernité occidentale : la vie et la liberté.
Ceci explique la confusion, au moins verbale, des instances dirigeantes de l’UE, qui, frappées par un événement totalement inédit, ont d’abord tenté de reproposer le schéma « grec », puis ont corrigé le tir ; elles ont alors laissé aux Pays-Bas, à l’Allemagne, à l’Autriche, etc. le soin de refuser toute hypothèse de « mutualisation » de la dette – en bref : « vous pouvez crever le plafond mais il faudra rentrer dans le rang après » –, puis ont confié à l’ancien président de la BCE, Mario Draghi, un message équivoque, très interne au débat technocratique de l’UE (qui, ne l’oublions pas, a été conçu pour être totalement imperméable à la « démocratie ») : face à une « tragédie humaine aux proportions potentiellement bibliques [...] il est déjà clair que la réponse doit passer par une augmentation significative de la dette publique [...]. Nos économies seront désormais caractérisées par des niveaux de dette publique bien plus élevés ». En réalité, il est peu probable que les « coronabonds » ou les « eurobonds » deviennent une possibilité concrète dans un avenir proche. En témoignent ces jours-ci les interminables discussions au sein de l’Eurogroupe. Il serait naïf de croire que le coronavirus agisse en moteur inattendu d’une nouvelle unité européenne. Ce qui risque de se jouer, c’est un match dans lequel le « souverainisme » (l’idiot de service, sous toutes ses formes) obtiendrait un assouplissement des mesures fiscales de chaque État membre, en échange du renforcement du principe même de la construction européenne actuelle, la souveraineté intangible des États membres.
La rhétorique, qui régit depuis longtemps le débat public et selon laquelle les acteurs du psychodrame continental seraient, d’une part, les « européistes » et, d’autre part, les « populistes » (hier Tsipras, aujourd’hui les « souverainistes »), ne considère pas que ce prétendu conflit se déploie au sein d’un espace institutionnel strictement intergouvernemental ; que l’UE fonctionne comme une gigantesque chambre de compensation, régie par des règles certes contraignantes mais toujours inspirées par l’objectif premier, celui de promouvoir une négociation entre sujets souverains ; et enfin que sans doute l'UE est liée à l'épuisement de la souveraineté classique des États, mais en ce sens qu'elle a été conçue, et mise en œuvre, comme le gardien de la subordination de la politique aux impératifs de l'économie néolibérale., une surveillante monstrueuse jamais vue auparavant. Si tel est le cadre général de référence, on aurait tort de sous-estimer ce qui se passe depuis le Conseil européen du 23 avril : se fait jour non seulement une volonté d’augmenter le montant des ressources à allouer à la « relance », mais on assiste également à une première tentative d’esquisser des mécanismes d’intervention dépassant une gestion purement financière de la crise (voir l’intéressant document préparé par le gouvernement espagnol). Nous ne sommes bien sûr qu’au début d’un jeu politique très délicat, fortement conditionné, en outre, par un déséquilibre manifeste des rapports de force : mais c’est aussi dans les espaces ouverts par ces processus que l’intelligence et la puissance d’un éventuel sujet antagoniste doivent pouvoir s’insinuer.
Aujourd’hui, à un moment où le « politique » retrouve sa forme originelle (s’affirmant comme le protecteur de la vie et de la liberté), l’État, qui n’est qu’en partie prisonnier du cadre de médiation des institutions européennes, tente de regagner du terrain, en profitant de l’énorme marge de manœuvre que lui offre la constitution supranationale. En étant un peu lucide, on devrait jeter aux oubliettes la lutte entre européistes et souverainistes et rendre visible le lieu du conflit véritable ; celui, d’une part, entre les souverainistes de 1re division (Allemagne et États satellites) et ceux de 2e division (éparpillés sur tout le continent), dont le seul véritable objectif est d’occuper une meilleure place à la table des négociations ; et, d’autre part, celui vraiment décisif mais encore virtuel, entre le capital, dans sa forme la plus récente, et les populations déjà en situation de pauvreté et de précarité, désormais frappées par la maladie. En résumé, le coronavirus n’a pas grand-chose à voir avec l’esprit du Manifeste de Ventotene, dans lequel, en 1941, Altiero Spinelli formula l’utopie d’une Europe unie et démocratique, et il n’est pas aussi subversif que veulent bien le croire la « droite » et la « gauche ».
Le risque très élevé que nous courons en Europe apparaît donc clairement : alors que les États semblent difficilement en mesure de faire face seuls aux conséquences de la crise mondiale et à la demande de protection qui s’élève des sociétés, les institutions européennes avancent dans l’incertitude et avec lenteur, prisonnières de leur paradigme fondateur. Ainsi, l’aversion croissante face à l’administration antidémocratique de l’UE risque de provoquer une explosion ; seules les droites radicales et néo-fascistes pourraient en profiter : entend-on les voix d’une réelle opposition au coup d’État d’Orban en Hongrie ?
Cependant, l’urgence ronge de l’intérieur l’équilibre apparemment inébranlable de l’ordre européen. L’exigence de contenir la catastrophe sanitaire, de ne pas laisser trop de gens mourir, de soulager de quelque façon la souffrance des citoyens-électeurs-consommateurs suffit à introduire une contradiction dans le dispositif hégémonique. Cette contradiction doit être portée jusqu’à sa rupture : le pacte de stabilité, aujourd’hui seulement suspendu, doit être rejeté ; il appartient désormais au passé, à un monde dépassé, submergé par la pandémie. Et le coût énorme de la catastrophe économique doit être assumé par ceux qui ont profité, depuis les années 1980, de la déstructuration des systèmes de protection sociale, de la mondialisation financière, des délocalisations et de l’appauvrissement drastique du travail.
C’est au capital qui a tiré profit de l’ordolibéralisme et de la financiarisation des échanges de payer les dégâts de la crise, et non aux travailleurs et travailleuses affaiblis par des décennies de précarité. C’est aux gros patrimoines et aux gros profits, en Italie comme dans d’autres pays, protégés jusqu’à présent par des États incapables de faire respecter le principe d’universalité, de financer les services publics et les nécessaires transferts financiers. C’est précisément dans la réponse à la question « qui va payer la dette ? » que se trouve le seul véritable critère discriminant entre une gauche qui n’aurait pas peur d’être de gauche et les autres forces politiques, souverainistes ou euro-libérales.
Dans le bouleversement de l’ordre néolibéral, le capital et la vie s’imposent à nouveau comme les termes d’une contradiction irrémédiable. Mais seule une force à la dimension d’un continent semble en mesure d’y faire face.
Traduction de Laure Raffaëlli-Péraudin
Les auteurs:
Lorenzo Coccoli
Philosophe, il donne de cours d’histoire du droit à la Link campus university. Il a dirigé le livre collectifCommons/Beni comuni. Il dibattito internazionale (goWare 2013), et les editions italiennes du livre de Michel Senellart, Machiavellisme et raison d’Etat (ombre corte 2014) et, avec Antonello Ciervo et Federico Zappino, deCommunde Pierre Dardot e Christian Laval (DeriveApprodi 2015).
Igor Mineo
Historien, professeur d’histoire médiévale à l’Université de Palerme. Il dirige la revue «Storica» et il fait partie de la rédaction de «Critica marxista».
Juriste, professeur de Droit civile à l’Université de Palerme. Il est militant dans le mouvement pour les biens communs ; il était membre de la commission dirigée par Stefano Rodotà qui a élaboré le projet de modification des normes du Code civil relatives à la propriété publique (2007-2008).
Vincenzo Ostuni
Editeur dans la maison d’édition «Ponte alle Grazie» (Milan), et poète. Il a participé, comme membre du collectif C17, à l’organisation de la conférence sur le communisme (Rome, janvier 1917) ; il a dirigé ensuite la publication des actes: Comunismo necessario(Mimesis, 2020). Il a publié aussi une nouvelle éditon du Manifeste descommunistesdi Engels e Marx (Ponte alle Grazie, 2018).
Gabriele Pedullà
Essayiste et narrateur, professeur de Litterature italienne à l’Universite de Roma Tre. Ses derniers livres: Machiavelli in Tumult: The ‘Discourses on Livy’ and the Origins of Political Conflictualism (Cambridge University Press, 2018) e le recueil de contes Biscotti della Fortuna (Einaudi, 2020).
[Cet article est apparu en italien sur la revue « OperaViva », le 20 avril 2020 :
https://operavivamagazine.org/e-il-conto-chi-lo-paga/; une version plus courte sur « il Manifesto », le 18 avril 2020 : https://ilmanifesto.it/il-capitale-paghi-la-crisi/ ]