Dans tous les cas a-t-elle été prononcée par qui tient à se montrer aussi singulier·e que d'autres (et sans doute il ou elle-même)
en arborant ostensiblement un même motif encré pour la énième fois; sur l'épaule de celui-ci ou sur la cheville de celle-là.
« Moi, j'suis cash ». Avec là aussi quelque éventuelle et prétendue personnalisation, histoire de finir de se convaincre de sa
parfaite originalité: de toutes façons, attention, désolé, excuse-moi, ne le prends pas mal mais, j'te l'dis, jeanérienàfout' etc.
Le défaut d'attention au monde ne laissant jamais apparaître ni la réplique de la réplique, ni celle de ces fioritures. On
pourrait s'arrêter là, tant ces dernières seraient à elles seules édifiantes sur le cœur du propos, autant que l'un et l'autre sont
finalement absents: ni cœur, ni propos. Mais contrairement à ces imitateur-ices qui s'ignorent, creusons pour découvrir ce
que ce cash cache.
Commençons par ce soit-disant propos, l'absence du cœur suivra, confondue. Cette expression ne masque-t-elle pas l'étrange moyen de faire passer une pilule ? Il est en effet à remarquer que son emploi ne prolonge jamais une déclaration positivement éclatante. Non, il s'agit systématiquement de ponctuer la saloperie que la personne en face vient de se prendre dans la gueule, sans l'avoir vu venir. D'autant moins que ce jugement – car il ne s'agit de rien d'autre – s'abat sur quelqu'un avec qui l'on partage peu ou prou de l'amitié.
La complicité scellée tacitement (ce qui distingue l'amitié de l'amour romantique) a d'abord et logiquement provoqué stupeur et incompréhension. Cette sortie n'étant absolument pas un verre d'eau pour aider à déglutir, mais une bonne poignée de sel sur la plaie. Au final – et en possible bonus – il faudrait que nous ne nous méprenions pas, au prétexte ("postexte") que « ça n'était pas [s]on intention », si jamais nous venions à témoigner de notre peine une fois la sidération passée, mais la douleur toujours vive. Le fait-on jamais ? La répartition des rôles semble bien inscrite. Nous l'allons montrer tout à l'heure, comme disait Jeannot.
Avant les opérations euphémisantes et modernisantes, mais surtout trompeuses qu'opère à présent et partout le recours à l'anglo-américain, direct-e avait cours. Or en étant direct-e, on parlait déjà et, autrement dit, sans filtre. Décidément rien de nouveau, ni d'original. Toujours pas de gamberge, ni sept tours de langue: on balançait hier et on s'en balance toujours aujourd'hui de l'avoir fait. Or une intention digne de ce nom, quelle qu'elle soit, se pense, s'organise: j'ai l'intention de me présenter à un concours, je le bosse. J'ai l'intention de lui dire mes quatre vérités, je peaufine paisiblement mon argumentaire. J'ai l'intention d'aller boire un pot avec mon/ma pote, je me prépare à y entretenir notre amitié ; ce que devrait porter seule la joie de le/la retrouver.
L'appropriation de cette expression en vogue relève, je l'ai dit, d'une volonté contradictoire: (se) convaincre d'une affirmation singulière. L'artifice du doublement du pronom personnel ne parvient pourtant pas à tromper. Si celles et ceux qui prononcent cette phrase brève ne l'ont donc pas composée individuellement, ils et elles ne l'ont pas non plus trouvée collectivement. Comme un rhume ou des morbacs, elle se trimballe et se refile à l'insu de qui l'attrape. Voilà pourquoi des années de contagion m'ont fait supposer dans mes premières lignes, que rares sont celles et ceux qui l'y auraient découverte.
Nos contemporain·es, qui ne sont pas chèque ou carte bleue (c'est-à-dire opposé au règlement différé, pour préférer faire payer sonnant et trébuchant sur le moment), sont incapables de se rendre compte de leur panurgisme verbal, éructé avec leur consommation, en terrasse ou ailleurs. Encore moins de ce qu'il provoque. Impossible alors qu'ils et elles l'ajustent en: « Je m'inscris auprès de toutes celles et tous ceux qui sont cash ». Ouh là non ! Renoncer à l'illusion de la puissance individuelle pour s'agréger dans un commun (aussi anonyme, banal et faible soit-il), ce n'est pas dans leur tempérament; qui se dessine un peu. Illusion qui conforterait donc une volonté de puissance, alors qu'il s'agit de pouvoir. Mais ces esprits qui se croient libres ne savent pas distinguer la première du second. À leur décharge, même une journaliste intelligente, sérieuse et indépendante a fait de cette confusion un livre, que des libraires aussi confus-es rangent dans le rayon féminisme. Même confusion chez ses confrères et consœurs de la même trempe, qui considèrent son compagnon à gauche. Comment voulez-vous que les comiques dits politiques ne se fassent pas rares ?
Juste une illusion, à peine une sensation. Comment passer d'une illusion à une sensation ? On va y venir, même si le suspens vient d'en prendre un coup.
Remarquons dans ce bref énoncé qui se veut péremptoire, l'usage du terme anglo-saxon qui fait bander les actionnaires de toute envergure. Cela ne pourrait plus laisser de doute sur le bon gros vers libéral qui se trouve dans le fruit syntaxique. Fruit aussi pourri que le goût qu'il a à offrir. Car le Marché (avec sa majuscule, celui qui donc court) se goinfre avec la daube massive qu'il refile de la façon la plus rapide et répétitive possible. Un exemple parmi tant d'autres, le lobby du pinard qui a longtemps vécu grassement en abreuvant de piquettes les pauvres gens souffrant d'alcoolisme. Depuis, le binge drinking ringardisant le jus de la treille nous est arrivé (il a donc fallu sauver le soldat viticulteur). Comme, plus récemment et dans un autre rayon, Netflix et son binge watching. Rapidité, répétitivité. Le bon deal. Les flots se mêlent aux flux et peu importent les flacons : pourvu que l'ivresse nous empêche de nous tenir debout. Get up, stand up, que dalle.
Pourquoi les produits langagiers globalisés feraient-ils exception, s'extrairaient-ils des flots-flux ? L'envie ou, pire et plus justement, le besoin artificiel de satisfaction immédiate – et peu importe la qualité – grâce à ce qui est disposé à portée de bouche et à du je-peux-y-aller, relève du réflexe, conditionné. Jusqu'à l'accoutumance. Et quand il tend sa merde avec mépris / Tu vas même jusqu'à lui dire merci. Quand le désir de satisfaction exigeante, par ce qui est à trouver par soi-même, implique de la réflexion, de la mesure et au mieux une absence permanente de recherche. Parfaitement inefficace et digressant, le désir. Indompté. Non-commercial.
Les foules sentimentales ont beau connaître les paroles par cœur, le chœur n'y est plus.
Notons que le produit qui nous intéresse ici, contrairement à un autre sur les mêmes étals, « J'suis pas raciste, mais... », ne prévient pas de la saloperie. À l'inverse, lui tente de la légitimer une fois qu'elle a été dite. Bonnet blanc et blanc bonnet. Ça ne vous rappelle rien politiquement ? Autre tour rhétorique indigent, autre banal graffiti sous l'épiderme, autre connerie commandée sur Amazon, garante d'une satisfaction vite acquise, muée instantanément en fierté, en distinction. Peaux de chagrins qui veulent (doivent) s'élever en cuir véritable et peu importe la tromperie et aux dépends de qui. Amitié et concurrence sont pourtant antinomiques.
Je tiens à insister sur les chagrins, non sur les peaux. Mais ne veux pas me perdre dans des impasses psychologiques (pléonasme). Les manifestations de la psyché sont des conséquences, non des causes, puisque nous sommes d'abord agi·es avant d'agir. Attention au monde et à ses structures.
Opération finalement et absolument alignée sur les méthodes frauduleuses de notre empire capitaliste morbide et destructeur, qui irrigue les enseignes et les aortes: est-ce qu'on en sortira grandi / Est-ce que nos cœurs ont desséché / À force d'aimer les objets ? Empire de l'illusion et promoteur à présent du très lucratif développement personnel, aux racines psy (dont un fameux philosophe entrepreneur en littérature a récemment célébré Jung, son père involontaire). Du spectacle, ainsi que Debord nous en avait averti·es: « Là où le monde réel se change en simples images, les images deviennent des êtres réels et les motivations d'un comportement hypnotique. Le spectacle est le contraire du dialogue. ». À cet égard, je recommande chaudement cette série de podcasts édifiante. On pourrait poursuivre sur l'idée de servitude volontaire, mais La Boétie a trop bien fait le taf il y a près d'un demi-millénaire. Et un Roland Gori l'actualise si brillamment aujourd'hui, que je préfère très humblement inviter à s'en référer à l'un et l'autre.
« Contraire du dialogue » : je vais me contenter d'en imaginer.
Regarde mon bébé, pas magnifique ? / Faut vraiment être égoïstes pour faire des gosses aujourd'hui, surtout pour qu'ils aient des gueules de culs comme les vôtres: moi, j'suis cash.
On va être obligé de vous demander de produire plus avec du personnel en moins / Allez bien vous faire foutre, j'en ferai autant: moi, j'suis cash.
Cash, mais pas tout le temps. Cash, lorsque ça promet juste de bien se soulager auprès de proches, sans crainte de tempêtes conflictuelles. Jamais le contraire. Toujours et seulement dans ce périmètre, où sont vu·es de possibles adversaires. De probables concurrent·es. Et que ça s'imagine avoir du courage et de la vertu ! Quand ça ne va pas jusque l'insupportable revendication d'êtrentier·e (d'être rentier·e?).
Entièrement dans les clous du système, bande de débiles !
Messeigneurs, oyez vos relais serviles, vous pouvez dormir tranquilles. Mieux que vous ne pouviez espérer trouver, encore en-dessous de vos affidés se tiennent des personnes indéfectiblement disposées à souiller leurs semblables pour le maintien de votre règne. Comme vous avez bien œuvré !
Vider son sac de merde, plutôt que de, justement, s'en démerder. Exactement le même réflexe que le pervers (perverti ; salut Jean-Jaaaaacques, comme disait Nadine, ma prof de philo de terminale), que le pervers, dis-je, a lorsqu'il tient à réaffirmer son pouvoir sur qui il domine. C'est-à-dire pourrir l'autre avant que cet·te autre ne débusque sa seule pourriture à lui. Être cash seulement auprès de qui on estime jouir d'un pouvoir, sur qui on pense dominer. Voici l'imitation première: celle des maîtres. On progresse.
Or, si l'on revendique être animé·e par de réels affects de gauche (donc radicale), alors considère-t-on toute domination comme dégueulasse. Car elle témoigne en tout lieu d'un pouvoir qui entend restreindre la puissance de qui est tenu en position de dominé·e, ou, comme dans notre exemple, que l'on entend tenir comme tel. Spinoza l'avait déjà capté au mitan de son XVIIe siècle (ça, c'est pas grâce à Nadine, mais au non moins excellent Politikon). C'est pourquoi nous nous employons, nous autres sales gauchistes, à fermement travailler à des rapports horizontaux avec nos semblables. En nous examinant régulièrement, afin d'y vérifier l'absence de toute trace de contamination : on a vu comme un invariant pouvait se refiler.
Par ailleurs me revient d'un lointain passé, avant même le lycée, une autre récurrence langagière: j'voudrais pas être blessant·e, mais... Du temps où la place exclusive des émotions exacerbées, conjuguées à notre conscience encore embryonnaire – et merci l'École – ne laissait aucune place à une véritable réflexion; spectaculairement chez les gars – redoublement des remerciements. Ce moment de notre existence où l'on ne peut aimer que l'illusion de son amour, bien plus que les êtres prétendument aimés (je ne parle que des individus conformes/qu'on forme à l'hétérosexualité normative), comme à défaut de soi-même. Spectacle de sa vie rêvée plus que possiblement vécue, de ses cristallisations, de l'immaturité qui en aurait pour longtemps: Narcisse et Écho, c'était déjà comme ça. La condition nécessaire pour que notre sac ne nous apparaisse pas trop merdeux, en en détournant les yeux. Diversion, divertissement.
On ne nous a pas parlé de désir. Jamais on n'en nous en parlera. Dommage, car on en débordait sans être capable de le nommer, encore moins alors de le saisir. Omission à dessein.
Seul l'aléatoire de la vie qui passe nous aura permis d'entrevoir ces rives désirantes, puis d'aspirer à les rejoindre. Ou pas. Et peut-être jamais. Total Entertainment Forever.
Si malgré le système abject qui entend nous agir toutes et tous – et y parvient plutôt bien –, la contingence nous a conduit·es vers la capacité à reconnaître le désir, donc à espérer pouvoir aimer vraiment, alors puissent nos amours être entretenues le plus délicatement possible, avec douceur, attention et surtout du temps. Aux antipodes de la doxa partriarcapitaliste: la superstructure. Le système-roi.
Cela n'est pas donné. Il s'agit d'un travail, ininterrompu et commun, sans échanges économiques. Donc sans cash. Non plus de placements, d'intérêts, de contrats (d'engagement, de confiance, de mariage), de retours sur investissements, de profits, de capital, de ressources, de logistique, de plans (cul ou autres), d'administrateurs-ices, de profils, de statuts, de gestions, de feed-back, de points, de commentaires, de feuilles de route. De projets.
Ce travail doit définitivement se décorréler de celui qui est le seul célébré par la doctrine appliquée au monde et que nous n'avons pas choisie, ni individuellement évidemment, ni collectivement (et c'est fou comme on s'en plaint rarement : on tient sans doute trop à nos yeux). S'en distinguer radicalement.
S'en émanciper.
Ainsi saurons-nous réserver, faire coaguler et dès lors rendre aussi puissantes qu'efficientes nos colères, cette fois saines et justes, que les médias dominants appellent grognes, quand elles deviennent ''sociales''. Élaborant des contre-attaques massives et robustes contre l'ordre qui nous fait tomber et nous écrase, nous, nos proches et nos environnements. Plutôt que de basses et petites piques en bois individuelles, dont la première douleur provient des mains qui les utilisent.
Plus de cash entre nous, mais du frontal face aux adversités réelles et constantes qui bousillent nos existences. Inévitablement et largement pseudo-politiques et véritablement salariées, conditions sine qua non au maintien de l'Ordre (assuré par un sinistre métier). Pour ne jamais plus un instant les perdre de vue et les considérer parfaitement, afin qu'elles cessent de déborder de leurs cadres pour inonder nos intimités avec leurs képis. Ce sont elles qu'il faut blesser, faire plier et tomber.
Refusons leur langue pour commencer. Grâce à quoi nous pourrons à nouveau penser, plutôt qu'obéir. À panser, plutôt qu'à achever les blessé-es à notre tour. Nous n'iront bien, nous n'irons loin qu'avec les autres. Puisque, I hate to say it, but each other's all we've got.
Je déteste le dire, mais les un·es les autres, c'est tout ce qu'on a.