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Billet de blog 3 octobre 2020

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Pour en finir avec Zemmour

Avant de commencer à déconstruire l'argumentaire de Zemmour, il faut d’abord comprendre comment celui-ci se construit et autour de quelle pensée, de quelles peurs.

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Pour en finir avec Zemmour

Avant de commencer à déconstruire l'argumentaire de Zemmour, il faut d’abord comprendre comment celui-ci se construit et autour de quelle pensée, de quelles peurs.

En effet s’il est si difficile pour certain de trouver un contre argumentaire à ses idées c'est parce que celles-ci sont construites autour d'un schéma, qui, si vous êtes de gauche vous semblera déroutant.

En gros, Éric Zemmour, conçoit le monde en différents groupes humains organisés en civilisation dont le fonctionnement naturel est la recherche de la domination des autres civilisations.

Dans ce schéma grégaire, les occidentaux et en leur sein les « hommes blancs hétérosexuels » ont eu la chance et la force de dominer les autres civilisations, notamment la civilisation musulmane, lors des 15, 20 derniers siècles (je ne sais pas vraiment à quelle échelle de temps il considère cette domination, son récit historique étant, comme on le verra plus tard, complètement fictionnel). Or sa grande peur est que cette domination soit sur le point de prendre fin, et ce à cause de l'affaiblissement notamment de « l'homme blanc hétérosexuel ». Pour lui donc pas question d'égalité, il l'assume et ne s'en cache pas, soit vous dominez soit vous êtes dominé. Ses positions politiques se résument donc à une sorte de légitime défense, de combat pour la survie de son groupe civilisationnel. Groupe attaqué par les progressistes de tous bords, qui, soit se font duper par les prétendues exigences d'égalité des femmes, des personnes LGBT, ou des personnes noires (ou en tout cas assimilables à des musulmans), soit sont carrément en lutte active pour échanger les rapports de domination. « Une guerre d'extermination de l'homme blanc hétérosexuel »i.

Ses discours dans lesquels les progressistes sont en fait des ennemis de la liberté portent en leurs sein une néo-rhétorique d’extrême droite capillotractée, servant à justifier un positionnement de victime. Ainsi les vrais sexistes sont les féministes les vrais racistes sont les antiracistes, les « droit-de-l'Hommiste » sont ceux qui cherchent à asservir les Hommes, et les nazis sont les vrais humanistes.

« Non pas un mouvement de libération des femmes, non pas un combat pour l’égalité entre hommes et femmes, non pas même un abaissement de tous les mâles au nom d'une revanche universelle contre le patriarcat. Rien de tout cela, le seul ennemi à abattre c'était l'homme blanc hétérosexuel catholique. Le seul a qui l’on fait porter le poids du péché mortel de la colonisation, de l'esclavage, de la pédophilie, du capitalisme, du saccage de la planète, le seul à qui l'on interdit les comportements les plus naturels de la virilité depuis la nuit des temps ! » ii.

Il serait intéressant de savoir lesquels des comportements cités font pour lui partie des comportements les plus naturels de la virilité, mais passons. Ce qui est intéressant ici c'est le cheminement de pensée qui transforme des luttes pour l'égalité en un combat pour opprimer l'homme blanc. Et donc à travers l'homme blanc la civilisation occidentale.

Face à ce schéma de pensée il est donc inutile de lutter avec les outils argumentaires classiques visant à démontrer qu'une personne, derrière son discours, est en fait contre l'égalité (raciste, sexiste, homophobe, etc.). Puisque justement il ne s'en cache pas c'est le socle même de son discours : il n'existe pour lui aucune nécessité de rechercher l'égalité, il existe simplement une guerre pour la domination. Et il n'a pas du tout envie d'être du côté des perdants.

Il est à mon avis dans ce cas plus intéressant de prendre en considération sa peur, et de déconstruire les arguments à l'origine de cette peur.

Sa peur en résumé : la société occidentale a dominé le monde, elle-même construite autour de la domination des hommes blancs, tout affaiblissement de la domination de l'homme blanc affaiblit donc toute la civilisation laissant la part belle aux autres civilisations et surtout à celle qu'il considère comme la principale après l'occident, son ennemi séculaire, que dit-je millénaire… les musulmans !

Mais d'où qu'elle vient cette peur ?

Cette pensée est en fait très récente contrairement à ce que voudrait nous faire croire des gens comme Éric qui réécrivent l'histoire à travers un « roman national » qui ferait remonter cette guerre à la nuit des temps.

Dans les années 2000 les idées du grand remplacement et la peur de l'ennemi musulman prennent la place de la peur des juifs et des communistes dans la pensée de l'extrême droite française et européenne. Apparaissent alors des ouvrages phares tel que Le choc de civilisationiii  ou Le grand remplacementiv.

Cette pensée, coïncide avec la guerre antiterroriste américaine, et en France avec la peur croissante de l'immigration postcoloniale, le «  karcher dans les banlieues » de Sarkozy, le débat sur le voile, celui sur l'identité nationale, sur la laïcité, etc. Or ces peurs et ces théories n'ont rien de scientifique et ne sont basées sur aucune réalité.

Le grand remplacement une peur infondée

En 2015 alors que la crise migratoire syrienne bat son plein, seulement 3% de la population mondiale sont des migrants, chiffre en baisse puisqu'avant la Première Guerre mondiale ce chiffre s'élevait à 5%. En 2010 moins de 1 réfugié sur 5 vivait en dehors de sa région d'origine, la grande majorité des migrants se déplaçant à l’intérieur de leurs pays, ou pour les quelques-uns passant la frontière, restant dans un pays limitrophe. En 2015, 350 000 migrants passent les portes de l’Europe soit... 0,05 % de la population, assez loin donc de remplacer la population d'origine, population qui de toute façon n'a d'origine que le nomv.

Le problème avec l'auteur de cette théorie du grand remplacement, Renaud Camus, c'est qu'il conteste la notion de chiffres, ce qui, du coup, bah... rend bien galère la vérification du machin. Déjà sans chiffres savoir si oui ou non il y a remplacement c'est pas facile, mais alors si en plus on n’arrive pas à définir qui est la population d'origine à remplacer ça devient carrément compliqué. La population française d'origine qu'il ne faudrait pas remplacer c'est les descendants des Francs ? Cette coalition de peuples du Nord qui boute les Romains en dehors de la Gaule ? Ou alors c'est les descendants des Romains qui était là avant les Francs ? Ou bien peut-être les descendants des Gaulois ? Ou encore les Celtes, qui sont issus d'une migration indo-européen ? Un mélange bien compliqué pour savoir qui est le Français pure souche, et encore on n’a même pas parlé des invasions Viking !

La population d'origine est déjà un métissage de migrations ininterrompues, alors pourquoi définir une rupture maintenant ? Et quid des enfants issus d'une personne migrante et d'une personne non migrante, on les met au solde des remplacés ou des remplaçants ? En gros avant 2010 il y a eu, et depuis toujours, un flux continu de migration et donc de métissage construisant le peuple habitant cette région. Mais en 2010, pour une raison inconnue une rupture est apparue permettant de classer les migrations avant cette période de normal, mais après cette période de remplacement !

Alors pour rendre tout ça plus facile à boire il va falloir s'arranger avec l'histoire en la romançant et en la simplifiant, quitte a carrément l'inventer. Ce que Éric Zemmour et ses amis font volontiers.

Le choc des civilisations

La vision du monde de Zemmour est en bonne partie à mettre en résonance avec un bouquin écrit en 1996 : The clash of civilizations and the remaking of world order, par Samuel Huntington, prof à Harvard. Le choc des civilisations.

Huntington s'attache à décrire le fonctionnement des relations internationales après l'effondrement du bloc soviétique à la fin des années 1980. La nouveauté, c'est qu'il ne se fonde pas sur des clivages idéologiques ou politiques, mais culturels, religieux et civilisationnels.

Dans ce nouvel ordre mondial multi-civilisationnel, l’hégémonie des États-Unis est remise en cause. Par l'économie et la puissance militaire chinoise d'une part et la vitalité démographique de la civilisation musulmane d'autre part. Les deux formant « l'axe islamo-confucéen ». Afin que les Etats-Unis gardent leurs super puissance, Samuel Huntington exhorte le bloc civilisationnel occidental à se consolider et à « ne pas tomber dans le piège du désarmement ».

Ça vous paraît réducteur et simplificateur ? Ça l'est. Et pourtant, c'est la base idéologique de la guerre contre le terrorisme.

Une théorie scientifique ?

La théorie du choc des civilisations développée par Samuel Huntington est-elle scientifique ? Non. Je renvoie par exemple au travail de Gabriel Giraud,  Le scénario du choc des civilisations. Analyse critique d'une théorie pseudo-scientifiquevi, qui examine la validité scientifique de cette théorie.

Car pour valider sa théorie, Huntington est obligé de simplifier le monde et de dessiner des blocs cohérents, homogènes et organisés. Comme le souligne Gabriel Giraud, l'auteur prend lui-même des pincettes avec sa théorie : « pas été conçu(e) comme un ouvrage de sciences sociales », « image hautement simplifiée », « omet de nombreux points, en déforme certains, en obscurcit d’autres »vii.

Pour que ça marche, faut simplifier...

Zemmour s’appuie largement sur cette analyse. Et pour que ça marche, il est lui aussi obligé de simplifier ; et concernant l'histoire, de pousser à l'extrême la logique du roman national. Il doit adapter une histoire millénaire pour la faire rentrer dans cette logique de blocs.

ou dire n'importe quoi

Ainsi lors de son discours à la convention de la droite en septembre 2019, il prononce ces mots : « L'Islam qui avait déjà été le drapeau de l'Orient contre la Grèce de l'Antiquité et le Christianisme. Il n'a pas changé depuis le Moyen-Âge ». Ça n'a l'air de rien, mais prenons deux secondes pour analyser ça.

« L'Islam qui avait déjà été le drapeau de l'Orient contre la Grèce de l'Antiquité »

Alors, l'Orient qui attaque la Grèce de l'Antiquité. J'imagine qu'il parle des guerres médiques. Quand l'empire perse est battu par les Grecs, à Marathon d'abord, en 490 avant J.C., puis à Salamine et Platée, en 480 avant J.C.

Petit problème Éric. L'Islam apparaît APRÈS l'Antiquité ! L'Islam n'existe pas au Ve siècle avant J.C. Mais alors carrément pas. L'Islam naît au cours du VIIe siècle après J.C. ! Les Perses du Ve siècle avant J.C. ne sont pas musulmans. Même pas un petit peu pour faire plaisir à Éric. Pas du tout. L'Islam n'existe pas. Ils prient Ahura Mazda une divinité zoroastriste. Sans être pointilleux, c'est quand même une approximation qui frise les 1 000 ans.

C'est comme si pour justifier mon désaccord avec La république en marche je rendais Emmanuel Macron responsable de l'organisation de la première croisade, avouez que ça commence à être osé comme décalage historique.

Une fois qu'on a dit ça, deux hypothèses s'offrent à nous. Ou bien Éric Zemmour est débile, ou bien il raconte de la merde à dessein.

Le roman national

On pourrait estimer que je chipote, mais c'est totalement représentatif de la manière dont Zemmour est constamment obligé de faire des raccourcis et des approximations historiques pour légitimer son discours. Il est obligé de faire fonctionner à plein ce qu'on appelle le « roman national ».

Le roman national désigne le récit construit au XIXe siècle chantant la grandeur de la nation. Il met en avant la grandeur du pays, ses supposés « grands hommes » et passe sous silence les aspects plus controversés. Il fait du patriotisme une valeur intemporelle, éternelle. Pour certains allumés, la France existerait depuis toujours et sa destinée serait quasi mystique.

Le roman national s'accompagne souvent d'une vision très négative de la Révolution française, accusée d'avoir brisé la destinée millénaire de la France.

On voit bien la corrélation entre cette notion et le choc des civilisations. Elles se valident l'une et l'autre. Pour qu'il y ai affrontement, il faut des blocs homogènes, avec des identités séculaires et évidemment antagonistes.

C'est une vision majoritaire

Le principal problème posé par ces courants de pensée, c'est le fait qu'ils sont très peu interrogés dans les médias dominants. Voire carrément traité avec complaisance. Zemmour n'est jamais mis en défaut sur son manque de rigueur intellectuelle. À l'inverse ses thèmes sont répétés par les journalistes et les éditorialistes. Les thématiques d’extrême droite tournent en boucle à la radio et à la télé et deviennent la normeviii.

Délinquance, insécurité, ensauvagement, séparatisme. Nos politiques et nos médias n'hésitent plus à utiliser le vocabulaire et les théories d’extrême droite, à tel point que Zemmour peux venir défendre des groupe néo-nazisix sur les plateaux de télé et nous expliquer que ce sont des jeunes gens courageux proche des idées des résistants de la Seconde Guerre mondiale, et tout ça sans que cela ne fasse sourciller nos politiques ou nos journalistesx, bien au contraire il devient une référence sur les questions d'immigration ou d'insécurité. Ne vous y tromper pas quand Macron fait la chasse au séparatisme c'est bien de Français issu de l'immigration dont il parle et plus précisément de personnes de tradition musulmane. Pour justifier une France autoritaire et policière alors même que les agissements choquants de ce corps de fonctionnaires, laissés en roue libre, sont de plus en plus souvent dévoilés par les médias indépendants, il faut une bonne dose de peurs et un ennemi commun, et si la réalité ne nous en fournit pas alors ils le créeront en fictionnant le réel en s’émancipant des chiffresxi. Tout comme se construit le roman national !

Des bisous.

Bartholomoew et Carracioli.

i-Discours d'Éric Zemmour pour la convention de la droite :  10,22 min.

ii-Ibid, 10,26 min.

iii-Le choc des civilisations. Samuel P. Huntington ; traduit de l'anglais (États-Unis) par Jean-Luc Fidel et Geneviève Joublain, Patrice Jorland... [et al.]. Paris : Éditions Odile Jacob, 1997. 402 p.

iv-Le grand remplacement. Renaud Camus. Paris : David Reinharc, 2011. 113 p.

v-Chiffres pris de la video : Migrants, mi-hommes. DataGueule, saison 4 n°52. https://imagotv.fr/emissions/data-gueule/52 .

vi-Mémoire de recherche de troisième année à l'institut d'études politiques de Grenoble, 2015. En ligne sur le site Cortecs : https://cortecs.org/superieur/memoire-cortecs-de-sciences-politiques-analyse-critique-du-choc-des-civilisations-de-s-huntington/.

vii-Idib, p.48

viii- La semaine où les « vérités » de la fachosphère ont triomphé, Samuel Gontier: https://www.telerama.fr/television/la-semaine-ou-les-verites-de-la-fachosphere-ont-triomphe-6656260.php .

ix- Je parle ici du groupe « génération identitaire ».

x- LCI « Face à l'Info 15.06.2020 ? ».

xi- Usule insécurité, ont s'en fiche des chiffres.

Bibliographie

W. Blanc, A. Chéry, C. Naudin. Les historiens de garde : de Lorànt Deutsch à Patrick Buisson, la résurgence du roman national. Paris : Inculte, 2013. 253 p.

W. Blanc, C. Naudin. Charles Martel et la bataille de Poitiers, de l'histoire au mythe identitaire. Paris : Libertalia, 2015. 339 p.

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