L’État est un concept difficile à saisir. Et par là même, difficile à critiquer. Son existence semble aller de soi et ceux qui s'aventurent à imaginer sa disparition sont vite rangés dans la catégorie des « irréalistes » ou des « anarchistes » mangeurs d'enfants.
Et pourtant. L'état est-il une constante de l'histoire humaine ? L'état est-il la forme naturelle de l'organisation des êtres humains ? A-t-il toujours existé ? Est-il si farfelu d'imaginer sa disparition ? Cela signifie-t-il automatiquement le règne des ténèbres, du chacun pour soi ? L'état est-il l'anti Mad Max ?
La lecture du livre de l'anthropologue James C. Scott, Homo Domesticus, est en cela enthousiasmante. Sans apporter de théorie nouvelles, il permet à chacun de faire le point. L'état n'a pas toujours existé. On connaît ses modalités d’apparition. Et non, ce ne fut pas un progrès.
« Malgré la puissance et la centralité dont l’affublent la plupart des récits traditionnels, il faut bien reconnaître que pendant les milliers d’années qui ont suivi son apparition initiale, l’État n’a pas été une constante, mais une variable – et une variable assez mineure dans l’existence d’une bonne partie de l’humanité »
Si l'état nous paraît aussi omniprésent dans l'histoire c'est parce qu'il a laissé beaucoup de traces. Il apparaît en Mésopotamie, autour de -3000 avant JC. Avec les cités de Uruk et Ur, notamment.
Le développement de la culture des céréales est la condition sine qua non de l'apparition de l'état. Ses caractéristiques permettent son existence :
1* son cycle de croissance régulier et prévisible facilite la tache du collecteur d'impôts (l’igname, le manioc ou la patate douce nécessitent moins d'effort mais n'ont pas les même avantages pour une administration).
2* Les céréales sont facilement transportables et stockables.
3* Ils sont faciles à compter (en Mésopotamie les premières traces d'écriture sont des tablettes de compte de céréales).
4* Le surplus de production permet d’entretenir la caste au pouvoir.
Qu'est ce que l'état primitif ? Un corps de fonctionnaires chargé de prélever les impôts et pour cela, disposant d'un appareil coercitif.
Car étonnement, L'agriculture sédentaire est plus chronophage que la chasse et la cueillette. Un chasseur-cueilleur a plus de temps libre ! La concentration de population sédentaire implique le développement de parasites, de nuisibles et de maladie dans les cités états, entraînant une hausse de la mortalité. La perte de bien-être est palpable. Les traces osseuses montrent que les chasseurs cueilleurs sont en meilleurs santé que les agriculteurs sédentaires qui sont sujets à des troubles musculo-squelettiques et victimes d'un appauvrissement de l'alimentation. Les populations incapables de s’acquitter de l’impôt s'endettent et peuvent être soumises au travail forcé.
A ce stade on peut légitimement se demander quel est le gain de la sédentarisation et de la vie régie par un état. A part pour la caste au pouvoir, aucun. Et d'ailleurs on observe des disparitions de populations entières. De véritables effondrements. Lorsque les populations fuient, ces états disparaissent.
L'enjeu pour les état, c'est de garder leurs populations. Il est donc par essence coercitif. Les murailles protégeant ces cités-états (comme Uruk) servent tout autant à se protéger qu'à empêcher sa population de partir. D'ailleurs les premiers états se développent souvent dans des milieux fertiles (pour l'agriculture) entourés de contré arides voir inhabitables, empêchant ses habitants de déserter (l'état égyptien le long de la vallée du Nil).
L'état ne sera la forme majoritaire qu'à partir du XVIe siècle avec la « découverte » et l'asservissement du Nouveau-Monde, et encore. Si l'homo sapiens apparaît à l'Est de l'Afrique il y a 200 000 ans, on peut facilement admettre que l'espèce humaine a plus largement vécue sans état que l'inverse.
La compréhension des modalités d'apparition de l'état ne constitue pas un manifeste. Les conditions humaines ont légèrement changées. Mais elle permet de fissurer le récit que l'état fait de lui-même. Non, l'existence de l'état n'est pas constitutive de l'existence de l'homme.
Des bisous, Caraccioli.
Pour aller plus loin :
https://journals.openedition.org/lectures/32442
David Graeber, Pour une anthropologie anarchiste, Brooklyn, Lux Éditeur, 2006,
James C. Scott, Homo domesticus. Une histoire profonde des premiers États, Paris, La Découverte, 2019
caraccioli