«[…] La vocation [de l’Homme] est de créer de la conscience. Pour autant que nous soyons à même de le discerner, le seul sens de l’existence humaine est d’allumer une lumière dans les ténèbres de l’être pur et simple » Jung, Ma vie-Souvenirs, rêves et pensées (1961)
« […] rendre l’humanité plus humaine » Nuccio Ordine, L’Utilité de l’inutile (2013)
Lire L’Elimination de Rithy Panh est une épreuve. S’arrêter régulièrement parce que c’est insupportable. Et pourtant, vous avez lu Primo Levi, Elie Wiesel, Marceline Loridan-Ivens. Vous avez vu Nuit et brouillard, Shoah…Bref, vous êtes un être humain, disons, informé. Reste que vous avez entre vos mains L’Elimination. Il n’y a pas de choix possible : par respect pour Rithy Panh et sa famille et pour les victimes du génocide (1,7 million soit un tiers du pays) perpétré par les Khmers rouges, vous irez jusqu’au bout. Vous leur devez bien cela. C’est ainsi que je l’ai lu. Une façon très personnelle, peut-être-je ne sais pas.
En écho j’ai beaucoup pensé à la pièce Rhinocéros d’Eugène Ionesco, écrivain d’origine roumaine qui autour de 1940, en Roumanie, a assisté à la fascisation des esprits. Il écrivait alors dans son journal Présent passé, passé présent : « Les policiers sont rhinocéros. Les magistrats sont rhinocéros. Vous êtes le seul Homme parmi les rhinocéros. Les rhinocéros se demandent comment le monde a pu être conduit pas des Hommes. Vous-même, vous vous demandez : est-ce vrai que le monde était conduit par des Hommes ? » ou encore « Voici un slogan rhinocérique, un slogan d’ « homme nouveau », qu’un Homme ne peut comprendre : tout pour l’Etat, tout pour la Nation, tout pour la Race. Cela me paraît monstrueux évidemment. » ou encore « Seul, seul, je suis entouré de ces gens qui sont pour moi durs comme de la pierre, aussi dangereux que les serpents, aussi implacables que les tigres. »
En 1960, il a donc écrit la farce tragique Rhinocéros dans laquelle il décrit la transformation de toute une population en rhinocéros. Cette maladie, la rhinocérite, correspond à toutes les idéologies collectives (le nazisme, le communisme, les gardes rouges…). C’est une maladie qui signifie la perte de l’humanité en l’homme. Le rhinocéros a renoncé à la pensée personnelle, à la liberté, à l’individualité, à l’originalité, à la créativité, à la générosité etc. Dans la pièce, tous les personnages deviennent rhinocéros, même l’intellectuel humaniste, sauf Bérenger qui, lui, seul, malgré la puissance écrasante du nombre et la solitude, résiste viscéralement donc authentiquement.
Je ne suis pas assez naïve pour penser que la littérature sauvera le monde. On le sait des êtres érudits sont restés indifférents voire ont été complices et acteurs de la barbarie totalitaire quel qu’en soit le nom-Ionesco ne tait pas dans sa pièce cette douleur. Mais la littérature et tous les autres arts nous aident à rester sur la voie de la dignité.
Je ne rappelle ici sans doute que des banalités, des évidences. Mais, parfois, les évidences sont bonnes à rappeler. Peut-être.
Rithy Panh avec Christophe Bataille, L’Elimination, (Le livre de Poche) 2012
Rithy Panh, L’Image manquante, documentaire franco-cambodgien, 2013.
Les extraits de L’Elimination qui suivent sont tirés de l’édition Le Livre de Poche :
« Nous avons été immédiatement déplacés. Affamés. Séparés. Terrorisés. Privés de parole et de tous droits. Nous avons été brisés. Nous avons été submergés par la faim et la peur. Et toute ma famille a disparu en six mois. A compter de ce jour, moi, Rithy Panh, treize ans, je n’ai plus d’histoire, plus de famille, plus d’émotions, plus de pensée, plus d’inconscient. Il y avait un nom ? Il y avait un individu ? Il n’y a plus rien. (p.31)
« Du jour au lendemain, l’école a disparu. On nous a demandé de teindre nos vêtements : […] tout est devenu marron foncé, gris ou bleu nuit. […] Ils ont interdit les lunettes et le mariage d’amour.Ils ont interdit des mots : « femme », par exemple, ou « mari », à connotation sexuelle et bourgeoise.[…] Tous les prénoms ont été changés. Quoi de plus individualiste qu’un prénom ? Quoi de plus dangereux qu’une identité ? Une seule syllabe suffit bien, puisqu’il n’y a pas d’être. » (p.68)
« Ils veulent façonner les corps, les mots, la société, le paysage. Les variétés de riz de mon enfance ont disparu en quelques mois-les « fleurs de jasmin », les « fleurs de gingembre » ou les « jeunes filles blanches ». Il nous est resté un riz unique, blanc, sans nom. Puis il nous est resté la faim. » (p.139)
Ils ont imposé leurs slogans : « Si tu as la mentalité révolutionnaire, camarade, tout t’est possible ! » « Le peuple des ouvriers et des paysans tu aimeras, honoreras et serviras » « Le peuple tu serviras, où que tu ailles, de tout ton cœur et de tout ton esprit. » (p.68)
Autres slogans : « Si tu es un libertaire, si tu veux être libre, pourquoi ne pas mourir à ta naissance ? » « Qui proteste est un ennemi, qui s’oppose est un cadavre ! » « Il faut détruire l’ennemi visible et aussi celui qui est invisible : l’ennemi dans sa pensée ! » (p.121)« Il ne faut pas avoir de sentiments personnels. » (p.134)
Et puis, cette scène :
« Un soir, debout sur un talus, j’observe le ciel qui monte des rizières, brun, gris, vert profond bientôt piqué d’étoiles. Je suis seul. Je fredonne une chanson d’enfant. […] Je pense à mes frères et sœurs. Je vois le visage de mes parents. Je murmure leurs prénoms, vivants et humains. Je pleure. Mes mains tremblent. Je devine maintenant qu’il y a quelqu’un derrière moi. Je me retourne doucement : une jeune Khmère rouge se tient à un mètre de moi, silencieuse. Il y a des larmes dans ses yeux. Comme tous les enfants du pays, elle connaît cet air de douceur et de joie. Je vois son émotion. Son regard se ferme. Tout son corps prend la pose de combat : « Que fais-tu là camarade ? Arrête de chanter ! » Elle m’a écouté sans agir, c’est une faute. Et les émotions n’existent pas. Demain je ferai mon autocritique. » (p.157)