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Billet de blog 3 septembre 2025

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Héraclite

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Héraclite

« Nous avons sept sens, les cinq et le souffle et le langage »

Dans la salle de repos, le niveau sonore est élevé. Il vient une phrase à l’esprit de Lucile qui franchit le seuil : « le parc est vieillissant » et une autre « Ton tour viendra, ma chère ! Tout passe, tout casse, tout lasse. Oui, je sais. ». Alors, les conversations se multiplient sur les petits-enfants. Les femmes aux visages ridés, souriantes, débordantes de bonheur et de sincérité racontent, émerveillées, les gestes et les bons mots de leurs petits-enfants. Elles saisissent leur téléphone et montrent la septième merveille. Elles imitent la voix du petit ou de la petite qui a inventé un mot qui a déclenché l’hilarité autour de la table familiale.  Lucile, qui n’a pas d’enfant, pense alors à sa joie de tante. Son neveu, rond comme un sumo, est aussi une merveille de beauté et d’intelligence. L’une d’entre elles, qui n’a pas atteint ce stade si jubilatoire de grand-mère malgré l’âge de sa fille, très proche en fait de celui de Lucile, finit par lâcher un un peu sec « Elle ferait bien de s’y mettre, ma fille ». Lucile se souvient d’une conversation téléphonique avec sa propre mère devenue grand-mère. Elle parlait de son petit-fils dans une sorte de frénésie délirante avec des paroles pleines d’amour auxquelles Lucile n’était vraiment pas habituée : « Et on a planté un arbre, dans le jardin, pour lui, pour Pierre ! ». Lucile s’était sentie tout à coup incapable de respirer. Plus d’air.  Elle avait dû raccrocher, hoquetant, étirant vainement son buste, affolée. Et les larmes coulaient. Son compagnon, heureusement présent, l’avait alors prise dans ses bras jusqu’à ce que le souffle revienne.

Une femme est entrée dans la salle. C’est une amie de Lucile et une amie d’Héraclite aussi. Peu de temps plus tard, elles quittent le lieu, ensemble. L’amie du philosophe dit alors à Lucile dans un sourire complice en remontant à l’étage des bureaux : « Oh là là, pourvu que mes fils ne me refilent pas leurs enfants à chaque période de vacances ! » Elles rient.

Le temps a passé et l’âge les a un peu séparées : la retraite pour l’une, un autre lieu de travail pour l’autre. Mais elles se retrouvent parfois pour déambuler dans un musée. Cette après-midi-là l’exposition est consacrée à un artiste surréaliste un peu oublié. Au fond de l’immense salle, un pan de mur entier propose une grande bibliothèque rouge, remplie de vrais livres. C’est vif et beau. Un entretien long et stimulant avec André Masson mené par un Michel Polac jeune est aussi diffusé. De nombreuses peintures éclectiques sont proposées restituant le parcours riche et original de l’artiste. Les deux amies tombent alors sur un portrait d’Héraclite. Il évoque immédiatement à Lucile celui, bien plus tardif, de Michel Foucault par Gérard Fromanger. Le philosophe antique a pris un sérieux coup de jeune : il n’est pas représenté accablé, il est presque fougueux, avec une crinière de lion composée de flammèches blanches et rouges. Elles sont enthousiastes. Elles s’approchent d’une immense baie vitrée qui donne sur un extérieur à la fois urbain, ferroviaire et champêtre. Lucile interroge son amie sur ses vacances de juillet. « Alors, au début du mois, j’ai gardé trois de mes petits-enfants. C’était sympa. Et j’ai joué à la grand-mère indigne ! » Lucile l’interroge du regard. « Bah, tu comprends, j’ai un petit-fils qui triche quand on joue, alors je l’ai traité de connard. » Et elles éclatent de rire. Avant de quitter la salle, elles passent saluer Héraclite en flammes.

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