Je rangeais les boîtes de conserve à la cave. Je rentrais des courses. J’avais tout aligné : les boîtes de coulis de tomates, les tapenades, les cornichons, les petits oignons. Alignés-parfait. Enfin, j’ai pensé que, forcément, j’avais fait quelque chose de mal : un ingrédient oublié-les câpres peut-être ; ah, oui, les câpres ! - ou bien mal rangé. J’entendais déjà les cris. J’ai pensé qu’il crierait bien sûr. J’ai pensé que j’avais trouvé du bonheur dans cette vie-là. J’étais jeune, j’étais vide. J’aimais bien sa chaleur animale, son côté deux pieds ancrés dans le sol et ses mains larges qui savaient pétrir. Il aimait bien manger, faire à manger, faire la fête et la diriger. J’ai pensé qu’il crierait bientôt. Un truc oublié, ou pas bien aligné-oui, plutôt pas bien aligné. J’ai pensé que c’était un tyran-évidemment. Je le savais depuis longtemps. Je louvoyais avec lui ; avec moi, surtout. J’ai pensé aussi que, finalement, c’était aussi un con, comme tous les tyrans sans doute. J’ai regardé la boîte de petits pois. J’aime bien les petits pois : rondeur, vert tendre, goût sucré. J’ai sorti la boîte de sa file, je l’ai penchée, un peu sur la gauche, un peu sur la droite, couchée. Je ne savais pas trop. J’ai pensé alors au clinamen évidemment. J’ai pensé aussi que j’avais froid, là, au sous-sol, mais que ce n’était pas très grave. Je sentais un feu s’approcher. J’ai pensé que tous ces tyrans, leurs cris, leurs délires, me venaient de loin. Que la folie et la lâcheté étaient dans mon ADN en quelque sorte : le premier homme de ma vie, mon père, n’était-il pas un des hommes les plus lâches de la terre ? Plus il se faisait insulter et humilier par sa tyrannique épouse, plus il rangeait le garage. Et moi, j’étais au garage en train de ranger des boîtes de petits pois, sardines, concentrés de tomates. J’ai regardé autour de moi : plein de petites caissettes. Comme des cagettes mais en plastique parce qu’elles se plient -clic-clac- elles se rangent mieux. Pas belles comme celles du marché, comme les cageots de Ponge, les cageots, « à la voirie, jetés sans retour », tout ahuris d’avoir été jetés sans trop d’égard… Et j’ai eu envie de balancer toutes les petites cagettes bien pliées-le clinamen encore. Et j’ai pensé aussi à Jung, qui, malade, parti loin des vivants, revient à la conscience se plaignant à lui-même de rejoindre bientôt, le monde des vivants et de ses petites caissettes où tout est bien rangé, bien formulé, bien casé : les petites certitudes, les petits préjugés, les petits jugements, les petits protocoles, les petites saloperies, les petites joies, les petits jardins et les petits enfants… J’ai eu subitement l’envie d’ouvrir toutes les boites de petits pois et de multiplier les clinamens… Je me suis dirigée vers la buanderie, haletante. Mon cœur s’était vraiment accéléré, j’avais le souffle court. Je n’avais pas de doute sur ce que je faisais, il fallait le faire, mais c’était fort et la peur était immense… « quand même », « quand même » résonnait dans ma tête. Hé oui, Sarah Bernhard, le trac, la jambe de bois et son « quand même »… Je suis montée à l’étage et j’ai pris toutes mes affaires-il y en avait peu- les fringues, les livres, les affaires de toilettes. Je n’avais pas plus dans la maison du tyran. J’avais gardé mon appartement. Je savais que quelque chose clochait. Le clinamen n’avait pas eu lieu. Il faut du temps. Trouver un bon lieu. Le sien. J’ai pensé que ça allait tanguer, tanguer fort. Je n’ai pas le pied marin, je crois. Mais je suis courageuse. Merci, les petits pois.
Billet de blog 6 mars 2021
Les petits pois
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