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Billet de blog 7 août 2016

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Un rêve

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

« Lucien, tu manges avec moi ? »

Emilien n’entend pas de réponse à sa question et fait encore quelques pas dans le couloir. Il passe dans l’embrasure de la porte. Lucien est bien là, à son bureau. « Tu es de plus en plus sourd, mon pauvre vieux ! Tu viens manger avec moi ? » Il grogne mais il sourit. Lucien ne répond toujours pas. Assis sur son fauteuil, les yeux au loin, il fixe quelque chose par la fenêtre.

« Houhou… il y a quelqu’un ? 

-Oui, oui, mon brave. Il y a même du monde.

-C’est-à-dire ?

-Tu vas encore te moquer…

-Dis toujours.

-C’est que, en regardant par la fenêtre, j’ai vu une jolie couleur bleue, un bleu violine plus exactement, tu vois, et je me suis laissé aller.  Je rêvais, ou je rêvassais… c’était bien, vraiment bien.

-Aïe, aïe, aïe… Mais c’est pas le moment : il fait plein jour et c’est l’heure de déjeuner !

-Ce que tu es conformiste, alors ! A ton âge, ce n’est pas bien raisonnable, tu sais ?

-Oui, je sais mais j’ai des préoccupations très terre à terre, moi ! Et, je n’ai pas l’intention de devenir le nouveau Jung ! » Il prend alors un ton solennel et une voix profonde : « Ma-vie-est-l’histoire-d’un-inconscient-qui-a-accompli-sa-réalisation. »(1)

Lucien rit de bon cœur. « Mais c’est que tu ne peux pas comprendre ce que je vis ! Ça fait trente ans qu’on est amis et voisins de bureau et je crois que ça fait trente ans que je constate que tu n’as pas d’inconscient. 

-Ouais, tu me l’as déjà dit. Tu m’expliqueras ça, un jour, avant la fin d’ailleurs, ça serait mieux ! En attendant, tu veux bien me dire si on mange ensemble ?

-C’est que j’étais parti loin, là. Et dans l’orangé de…

- Bleu violine plutôt, non ? 

-Oui, mais il y avait aussi une pointe d’orangé très intéressante. Et bien là, ou là-bas justement, j’étais à une table avec des plats appétissants et un verre de vin blanc juste devant moi. C’était délicieux.

-Donc, tu as déjà mangé alors ?

-Oui, un peu, d’une certaine façon. Mais je vais tout de même descendre avec toi. Je prendrai quelque chose de léger.

-Une soupe, tant que tu y es ?

-Tu vois, si tu avais un inconscient, je crois que tu serais moins tendu. »

Lucien s’est levé et tapote l’épaule de son ami.

« Quand je lui laisse prendre le pouvoir, je me sens bien. Tout léger. 

-Bah, évidemment, tu picoles avec lui !

-Mais non, je rêve que je picole !

-Mouais…

-Je t’accorde que c’est peut-être un peu pareil. »

Ils sortent tous les deux du bureau sans fermer aucune porte.

« Ce que c’est bon tout de même de ne plus rien diriger, d’être sans certitude ! D’être flottant, comme ça, comme un petit bouchon sur la vague. Ça me donne une liberté absolue. C’est peut-être pas si mal d’être vieux, bien vieux, comme nous !

-Je suis moins ravi que toi, tu vois !

-Et c’est peut-être… parce que tu n’as pas d’inconscient !

-Tu fais une fixette peut-être aussi, non ?

-Mais non mais pourquoi pas ? Il faudrait que je t’en donne un peu, pour essayer !

-Oh, surtout pas !

-Ah, tu vois, ça te fait peur d’en avoir un ! Alors que moi, ça me réjouit ! Tu te souviens quand on était jeune ? Dans quels états on a pu se mettre à cause des femmes, de la famille, de la vie ! Maintenant, c’est très différent. Je vis avec mon inconscient, je joue avec, je dors avec. Bon, parfois, il est un peu cruel. Mais pas souvent. C’est un assez doux compagnon je trouve.

-Tu me fais bien rire avec tes fadaises, mon Lucien !

-Ah bah, là, c’est encore grâce à lui ! Tu sais que, au bureau, depuis des semaines, je ne fais plus rien ! Je viens surtout parce que je suis merveilleusement bien. Lui, surtout. Enfin, lui et moi. Avec la lumière particulière en ce moment par la fenêtre, c’est très doux. Il est ravi. Au point que je ramène toujours du travail à la maison. Je suis bien obligé puisqu’il prend le pouvoir. Et regarde, tout à l’heure, il m’a emmené au bord de la mer, je crois. C’était chouette ! Tu devrais venir avec nous de temps en temps ! »

Emilien prend son ami par l’épaule :

« Comment je ferai sans toi, mon Lucien ?

-Oh, ne t’inquiète pas. Ne t’inquiète pas, va. Si je pars le premier, je lui dirai de bien veiller sur toi. Je sais qu’il le fera ! »

(1)Première phrase du prologue de Ma vie-Souvenirs, rêves et pensées de C.G.Jung.

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