Il tire sur sa cigarette, allongé sur un vieux canapé dans son atelier. Il fait le tour de son monde, l’œil vague. Il se sent bien là, dans la chaleur du poêle et le fatras des journaux, des tubes de couleurs, des chiffons froissés et barbouillés, des pots en verre remplis de liquides sales et colorés. Il desserre davantage les lacets de ses bottines montantes éculées et en rabat la languette. Il regarde la tache rouge qu’il a mise sur la toile. C’est loin, tout cela, mais toujours là, quand il était bien plus jeune, il y a trente ans peut-être. Il aimait cet endroit au bord de la route. Il observait alors les lignes et les ombres, assis dehors ou dedans, l’air indifférent, près de la pompe. Certaines voitures et certaines femmes retenaient plus que d’autres son attention ; il les appelait ses « élégantes ». Il disait le même bonjour taciturne, tirait sur le flexible, mettait le pistolet dans le réservoir et il attendait, les yeux traînant sur le reflet d’un pare-choc, la ligne de fuite d’un rétroviseur, l’éclat d’un rouge à lèvres, le dessin d’un tatouage, la forme d’un talon d’escarpin - quand l’élégante sortait. Parfois il lavait le pare-brise. Les couleurs à l’intérieur filaient dans le ruissellement des eaux grises. Il scrutait ces débordements, les rencontres des lumières et des formes. Parfois aussi se mêlait le son d’une voix particulière qui dit merci. Et puis l’autoroute a changé les lignes et les couleurs. Les élégantes se sont éloignées, ne se sont plus arrêtées. Les voitures sont devenues d’hypnotiques points blancs et rouges dans le bleu du ciel. Il a fini par partir et se poser dans une bicoque. Il passe la main dans sa tignasse grise, il penche la tête, les yeux dans la toile. Il voudrait tant retrouver la forme du rouge de la dernière élégante.
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