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Billet de blog 11 mai 2021

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Et Clarisse ?

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Il sort du gros bâtiment presque sans s’en rendre compte. Des semelles de vent. Il ne pense plus qu’à elle, à ce qu’elle a dit, à sa robe blanche, forcément blanche, sa petite tête souriante, mutine, ses yeux pleins de joie, de malice, d’incrédulité, à son parfum, aussi. Elle sent si bon ! La fraise peut-être ? Elle a une peau de lait, tendre, douce. Elle est toute fine, toute légère. Sa voix résonne en lui. Il lui semble qu’elle est là, à côté de lui, qu’elle lui parle encore tout en sautillant parfois, s’arrêtant, reprenant sa marche. « Mais, arrêtez donc ! Vous allez trop vite. » « Pourquoi vous allez si vite ? » « Vous ne prenez jamais le temps ? » Elle ressemble à une biche. Il se souvient très bien de ce moment béni, où, en rentrant d’une soirée, sur un chemin en lisière de forêt dans une chaude nuit tombante d’été, il avait croisé une biche. Tous les deux s’étaient immobilisés à quelques centimètres l’un de l’autre. Pendant plusieurs secondes, ils s’étaient observés dans le silence du soir et des lieux-quelques craquements, des bruits lointains. Que voyait-elle, elle ? Il ne le savait pas mais, lui, avait vu alors, fasciné, la beauté sidérante de la tête de l’animal. Une petite tête avec des yeux entourés d’un dégradé harmonieux de couleurs et de points. Un regard doux et bienveillant et le corps gracile, à la fois posé là et prêt à s’élancer sans effort. Seul un morceau de musique aurait pu restituer son regard : un adagio étiré, étiré jusqu’à la quintessence de l’émotion. Elle était partie après ce long échange silencieux, les yeux dans les yeux. Il était resté immobile à la suivre du regard, envoûté par ce moment de grâce. Et là, maintenant, il marche en pensant à toutes ces images qui se superposent : Clarisse, la biche, Clarisse.  Oui, elle s’appelle Clarisse, elle a 17 ans. Elle doit être chez elle maintenant, avec ses parents et son oncle sans doute. Il l’imagine en train de respirer l’odeur d’une fleur, de se balancer sur un fauteuil, de discuter de la forme d’un nuage, de caresser les courbes d’un bol, de tenter de restituer un rêve, de se renverser pour mieux s’offrir à la pluie. Il se demande avec fièvre, avec peur, quand il va la revoir. Il serre son sac. Il accélère le pas et atteint le quai du tramway. Il monte à bord avec empressement malgré la foule qui l’aurait habituellement rebuté. Il se tient à une rampe et regarde la ville défiler. Sur le trottoir, son œil saisit une petite tête aux cheveux courts et son cœur s’accélère. Clarisse ? Son cœur s’inonde de joie, déborde. Où la reverra-t-il ? Comment sera-t-elle la prochaine fois ? Rieuse, profonde, mélancolique ? Aura-t-elle le même parfum ? Que lui révèlera-t-elle d’elle, de lui, du monde ? Qu’il est merveilleux d’avoir fait une telle rencontre ! Il se hâte de descendre du tramway et de remonter la rue. Vite, il s’isole dans sa chambre, se jette sur son lit et ouvre le livre. Il lit, il lit. Mais où est Clarisse, Ray ? Où est-elle ?

(Clarisse est un personnage au début du roman de Ray Bradbury Fahrenheit 451)

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