Vivre
« J’ai trouvé mon chemin dans ce désert de glace… Je suis vraiment né pendant ce voyage, le fœtus que je portais en moi a enfin vu le jour. » Jean Malaurie
Il regardait par la fenêtre. Il aimait se tenir là, à la fois dans l’intimité de son lieu et dans l’observation de la vie du dehors : les voitures qui roulaient lentement, les gens attablés à la grande terrasse du café-restaurant, les piétons qui flânaient ou marchaient activement seuls ou accompagnés. Il restait là, très confortablement installé dans un canapé luxueux ni trop moelleux ni trop dur. Il avait fait monter un thé. Des livres et des journaux reposaient sur la table basse et à côté de lui. Il ne s’en occupait pas encore, tout absorbé par le moment. Il se sentait en paix, sa solitude entourée par d’autres - anonymes, lointains, visibles et invisibles – l’enchantait. Si les souffrances du passé venaient à affleurer, elles ne servaient qu’à amplifier son bonheur. De ces souffrances immenses, il ne se moquait pas, il ne les amoindrissait pas. Il en connaissant avec précision les ravages, la durée aussi – ce temps si long à hurler, à pleurer seul, dans sa tête, à presqu’en basculer dans une autre réalité où l’être disparaît, éclate, se difracte, part ailleurs. Et il se sentait, là, heureux, vivant, très heureux, tendre avec lui-même et les autres. De ses peines sordides, il avait créé sa propre vie ; il s’était donné la vie. De cela, il restait toujours un peu incrédule – qu’il ait été capable de cet engendrement résonnait en lui un peu comme un miracle dont il prenait soin avec le plus de douceur possible. Il avait donc choisi ce lieu, tendu de gris perle, moquetté, doucement lumineux, où dans un seul regard, il pouvait caresser les livres, les tableaux, les objets. Il avait fait le choix de cette pièce unique et d’arrêter tôt sa vie professionnelle pour se consacrer à ce qu’il trouvait de plus beau selon lui : vivre, sentir la vie passer en lui, en les autres, l’écrire, la peindre, pour la célébrer et la rendre à cette partie de lui qui en avait été si longtemps privé, puis, qui n’avait pas su quoi en faire ou qui l’avait abimée. Il n’en finissait pas de réparer sans doute, mais dans une sérénité silencieuse, solitaire et poreuse qui le comblait.