Au spectacle
Le rendez-vous aurait pu être banal et ne laisser aucune trace. Le lieu est fixé à l’angle de la rue F. et de la rue B. un samedi à 14h. L’agent immobilier a consenti à travailler un samedi ; c’est aimable. C’est une femme d’âge mûr et très agréable, sans aucun des discours préparés avec argumentaire rôdé fréquents dans cet univers professionnel plutôt standardisé et assez redoutable. Elle est habillée simplement, de façon décontractée. J’imagine qu’elle est peut-être sortie exprès de son jardin pour cette visite. Je lui tends la main, nos sourires sont chaleureux et je lui explique que je ne suis pas la personne qui recherche un appartement à louer, je ne suis donc pas la personne dont elle a le nom et qu’elle attend ; juste une amie. Nous discutons aimablement. Elle me dit qu’elle habite à côté et que cela ne la dérange pas de faire visiter cet appartement un samedi d’autant plus qu’elle a les clés car elle connaît le propriétaire du bâtiment entier dont un autre appartement, beaucoup plus grand encore, est à louer à l’étage. Celle qui cherche à louer arrive : je la vois au loin avec sa fille de vingt-quatre ans. Sa démarche est aérienne, d’une légèreté appuyée même : elle ressemble à une danseuse en pleine rue. Sa tenue est très soignée : robe fluide, courte, collants épais, bottines à talons hauts. Immédiatement la contrariété se lit sur son visage-contrariée d’arriver en seconde position au rendez-vous ? Mais quel est l’enjeu ? Et le spectacle commence : un ton de voix perché et emprunté, un vocabulaire recherché, un phrasé emphatique : « Nathalie Leprince, votre interlocutrice au téléphone ! Je suis en-chan-tée, madame, et je vous présente la jolie demoiselle, ma fille, étudiante en master. ». Sentant un climat malsain, je m’empresse de préciser : « Je viens d’arriver, Nathalie, et j’ai bien averti que je n’étais pas la personne concernée. » Que nulle confusion ne puisse avoir lieu surtout. L’agent immobilier a toujours le même sourire et demande naturellement : « Alors vous êtes toutes les deux professeurs ? Professeurs au collège ? » Je réponds : « Au lycée. ». « Excuse-moi, Hélène, personnellement, je dis « dans le supérieur ». Oui, « le supérieur », c’est beaucoup mieux ! » L’agent nous fait entrer dans un hall majestueux puis dans l’appartement qui l’est moins. Il est sans charme particulier mais grand, fonctionnel, propre, parfaitement habitable en l’état. La critique alors se déchaîne dans une langue métaphorique et dans un flot de paroles aux phrases sans fin ; rien n’est omis depuis le départ proche de la fille aux Etats-Unis, ou ailleurs, mais outre-Atlantique, ce qui fait hésiter sur le nombre de chambres recherché, jusqu’à la procédure de divorce en cours, qui explique la recherche d’une simple location, et l’ancienne demeure avec tour de plus de 400 m2 dans des matériaux tous très nobles qui rend cet appartement tout à fait in-su-ppor-ta-ble. A l’entendre, il passerait pour un bouge-ce qu’il n’est absolument pas. L’agent est patiente, toujours souriante et simple. Elle écoute, elle opine de la tête. J’imagine qu’elle a dû en voir et en entendre beaucoup d’autres ainsi ou différentes et qu’elle a sans doute hâte de retourner à son jardin, par exemple, en ce samedi de mai plein de soleil ; écouter les oiseaux ou dormir. Je pense aussi à ce qu’aurait pensé celle que je ne voyais déjà plus comme une amie-ce rendez-vous ne faisant que rajouter à certaines situations et phrases délicates- de mon ancien lieu de vie : un appartement petit, très modeste, sans aucun matériau de valeur…un « trou à rats » à coup sûr.
Après les remerciements outrés et pénibles, accompagnés de jeux de jambes et de pieds, pas de deux, entrechats, on se sépare enfin. Je rentre chez moi, épuisée par cette incroyable comédie du vide, résolue à prendre, et pour longtemps, la clé des champs.
Rideau !
Vivre
Je l’ai un peu connu et je crois qu’il sentait que c’était là qu’il était le plus libre possible. Il n’aurait jamais osé se prétendre libre, mais tendre vers le plus de liberté possible, oui, sans doute. Il vivait, ici, loin des faux-semblants. Nul ne connaissait vraiment son passé, il avait vendu tout ce qu’il possédait ailleurs peut-être, sauf ses livres. Il y en avait partout aux murs et sur le sol même. Il était venu ici, dans ce coin retiré, près de la mer. Il avait trouvé une petite maison : un rectangle à toit plat. Il ne souhaitait qu’une seule grande pièce. Il aimait aller au café, boire un verre avec les habitués, et jouer une partie de dames. Il continuait à soigner au dispensaire quelques après-midis de la semaine. Toujours ce même visage tendre, les yeux et le sourire bienveillants ; les habits neutres. Il parlait peu, il était le plus souvent seul, et pourtant, on aurait dit qu’il était accompagné. C’est étrange, n’est-ce pas ? Mais il semblait, au café, qu’il se remplissait de la vie des autres, de leurs bruits, de leurs mots, de leurs odeurs. Et il rentrait chez lui ou d’autres l’attendaient : des livres écrits par des gens érudits, drôles, voyageurs, talentueux, acharnés-peu importe, ils les prenaient tous. Je crois qu’il était bien là. Un jour, je l’ai entendu dire : « Je n’ai jamais été aussi heureux ». Il semblait se parler à lui-même. Certains disent qu’il est un peu fou, un peu poète. Peut-être.