« Je ne croirais pas beaucoup à un chemin de vérité qui ne changerait rien concrètement dans une vie, mais la vérité ne vient pas toujours nécessairement tout chambouler » Cécile Sales
La voix demande à chaque passager de descendre sur le quai : le départ est retardé d’au moins une heure, des opérations doivent être effectuées avec des voitures vides. Alice, quelque peu anesthésiée par ses vingt kilomètres à pied dans la capitale, ne ressent qu’une simple contrariété, elle relace ses chaussures et se lève. Le soleil est encore généreux et elle se retrouve dans une brise agréable à côté du couple âgé qu’elle a croisé dans son wagon. Ils sont tous les deux très maigres, grands et habillés avec des habits bien coupés et de très bonne qualité. Alice avait surtout regardé l’homme et noté, presque malgré elle, ses chaussettes grises qui montaient très haut sur ses jambes ne laissant rien voir de la peau et permettant de deviner une cheville très fine.
Elle avait aussi entendu la voix de l’homme, sa diction très travaillée, une voix haute, des paroles très courtoises à l’égard de son épouse, ponctuées de sourires. Des mots lui étaient immédiatement venus : comédie, pose, imposture, fatuité, condescendance. Des questions aussi s’étaient imposées : comment fait-elle ? Est-ce un jeu entre eux ? Le supporterais-je à sa place ? Elle déraillait sans doute ! La conversation s’engage sur le quai, chacun se félicitant du beau temps qui permettra de patienter de façon plus plaisante. La vieille dame tient un livre et ponctue ses propos d’un grand sourire qui dévoile des dents abimées. L’homme très poli, sur un ton évoquant un cours magistral d’une autre époque, dit : « Nous étions à la biennale de Venise il y a juste quelques jours encore. » Alice se contente de répondre un « Oh, c’est très beau la pointe de la douane de Monsieur Pinault ! » et elle privilégie les échanges avec l’épouse, laissant l’homme aux chaussettes grises plutôt perturbé par sa réponse.
Elles échangent des idées d’expositions à voir dans la capitale et en Italie. La vieille dame maîtrise l’italien ; Alice en aime les accents et la musicalité et regrette de ne l’avoir jamais étudié. Elle l’écoute avec intérêt lui célébrer Turin et ses alentours. Elle aime aussi l’entendre dire à son mari « Ah, tu vois, nous aurions dû emmener les petites voir cette exposition. Elles auraient tant aimé. » Lui intervient beaucoup moins, encore plus raide qu’à la descente du train. La voix dit que les voyageurs doivent reprendre leur place, le départ est imminent. Une fois assise, Alice se laisse bercer. A leur arrivée, la dame se retourne vers elle et lui confie spontanément « Je me suis endormie ! » Alice l’en félicite et lui confie à son tour qu’elle n’a guère envie de marcher encore dix minutes jusqu’à son domicile. « Nous aussi nous avons encore dix minutes de marche ».
Ils avancent sur le quai vers la sortie, Alice prend vers la gauche, eux vers la droite. « Alors, au revoir, et merci pour toutes vos références ! » dit la dame âgée. « Merci à vous également » dit Alice. Le vieil homme aux chaussettes grises ne la salue pas. Quelques pas plus loin, Alice se retourne. La femme aussi, au même moment. Et, alors que son mari avance droit et devant, dans un large sourire, elle la salue encore d’un geste de la main. Alice ressent un peu de peine pour elle et ne peut s’empêcher de penser que, sans l’homme aux chaussettes grises, elles auraient échangé davantage et, peut-être même, se seraient-elles revues. Mais leurs voies sont très différentes.