L’appartement est dans la pénombre-les plafonds n’ont pas de lustres qui imposeraient la lumière et les pièces n’ont pas de portes qui marqueraient des frontières. Des tapis épais amortissent les craquements du parquet. Les murs hauts servent de bibliothèques, les livres ne sont pas classés : Euripide y côtoie Stefan Zweig. Déjà petit, la manie de la classification l’irritait, il aimait déplacer. Des petites piles latérales débordent des étagères et des cartes postales ou des photographies-des tirages en noir et blanc surtout-sont posées au hasard entre livres et bibelots. Quand je le regarde aux différents âges de sa vie, je retrouve toujours le même sourire entre joie et mélancolie et son regard dans un entre-deux tout à la fois soucieux et bienveillant. Je suis là à côté de sa mère et de son frère, moi, le père disparu trop tôt. Et la pierre lisse que nous avions ramassée ensemble, tous les deux dans un rire et un baiser, sur une plage, il y a plus de soixante ans peut-être, empêche le cliché de tomber. Des flocons silencieux se déposent sur les entrelacs de la grille du balcon. Assis dans son fauteuil de salon marron, peut-être pense-t-il aux toits de Paris sous la neige de Caillebotte ou à ses vues de fenêtres ou aux blancs d’Utrillo ou de Matisse. Il a ouvert des livres d’art- Nicolas de Staël, Bonnard, Vuillard- qu’il a posés au sol autour de lui et il songe, il rêve, la pensée flottante, le regard mi-clos, il se promène, incertain, voyageur assis, il ébauche. Sent-il que je suis particulièrement là, aujourd’hui ? Que je veux juste l’assurer, entre nous, de mon éternelle confiance en lui. Il s’est levé doucement et regarde à la fenêtre les flocons épais glisser obliquement grâce au vent qui les incline et semble les ralentir. Il ressent le plaisir de contempler ce bal des éléments, il s’approche de ses livres, avec lenteur, il saisit la pierre qu’il caresse en souriant, il pense à moi peut-être, à Cyd Charisse et Fred Astaire aussi, qui descendent d’un fiacre, au bois de Boulogne, silencieux. Ils marchent puis imperceptiblement, leur pas s’anime et ils se mettent à danser ; il sourit toujours et s’assoit à son bureau, la pierre chaude serrée dans le creux de sa main, il se met à écrire ou à dessiner peut-être.
Billet de blog 17 juin 2016
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