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Billet de blog 21 octobre 2017

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Poussières

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Poussières

Vingt heures, rue des Capucines, dans un immeuble cossu, type haussmannien.

« Gaz à tous les étages » se dit Lali dans un sourire. C’est son rendez-vous des mardi et vendredi soir. Elle ne sonne pas : elle a toutes les clés et tous les codes. Elle prend les escaliers et monte au troisième étage. Maître Labruse Alain, avocat à la cour… Lali appuie sur les interrupteurs, suspend son manteau et ouvre le placard sur sa gauche. Elle met des gants de caoutchouc, prend un produit et une éponge et commence par ce qu’elle aime le moins : le nettoyage des toilettes. Quelques minutes plus tard elle enlève ses fausses mains et passe l’aspirateur sur les dalles de moquette grise après avoir ouvert toutes les portes. Elle agit vite avec des gestes précis, sans perte de temps. Elle peut ensuite ranger l’aspirateur et faire les poussières avec un torchon propre et un produit de nettoyage. La première fois, elle s’est assise à la place de la secrétaire. Elle a fait les gestes qu’elle pensait être les siens : prendre le téléphone, ouvrir les tiroirs, taper sur le clavier de l’ordinateur. Elle a aussi délimité son champ de vision : où pourrait-elle laisser aller son regard ? Où pourrait-elle voir de la poussière ?

Depuis, elle passe le torchon humide aux endroits stratégiques sans oublier le combiné téléphonique : la secrétaire y dépose beaucoup de fond de teint et de rouge à lèvres. Lali entre ensuite dans le bureau d’Alain. Même stratégie et même efficacité. Elle peut alors s’asseoir sur un fauteuil confortable situé dans un coin du cabinet. Il est sans doute peu utilisé car il est loin du bureau qui est lui-même déjà flanqué de deux chaises. De là, elle imagine bien les scènes : Maître Labruse face à sa cliente ou à son client. La secrétaire, plutôt jolie, qui apporte un dossier ou un café. Alain a-t-il déjà pensé à elle autrement qu’en termes professionnels ? Lali se surprend à penser que, plutôt bel homme à la quarantaine aimable, il pourrait avoir des fantasmes érotiques violents. Elle sourit. Elle jette un regard circulaire sur son travail et se lève, satisfaite. Elle s’approche de l’étagère et cherche le dossier à la lettre D. Deruelle. C’est un dossier plutôt commun mais qui la tient en haleine depuis le début. Où en sont Madame et Monsieur Deruelle ? Monsieur est venu il y a huit mois pour demander le divorce. Mais les choses se passent mal. Madame Deruelle veut de l’argent. Elle attaque. Elle a déjà un salaire mais elle veut des dommages et intérêts. Elle estime s’être beaucoup sacrifiée : elle a suivi son mari aux dépens de sa propre carrière, elle a éduqué les enfants, elle a enduré l’affront d’un adultère. Elle a des preuves et des témoignages. Lali tourne les pages du dossier et se réjouit de voir que Monsieur Deruelle est passé mercredi en fin de matinée. Quelques lignes tapées seulement : Monsieur Deruelle affirme que Madame aussi l’a trompé, lorsqu’il était en poste à Bordeaux. C’était avec un de ses collègues de travail dont la femme était dépressive et régulièrement hospitalisée. Monsieur Deruelle pense pouvoir obtenir des témoignages y compris du collègue lui-même, devenu veuf et rongé par la culpabilité. Il pourrait avoir le sentiment de se racheter en reconnaissant sa faute jusque devant la loi. Ces derniers mots ont été écrits à la main. Lali reconnaît l’écriture d’Alain et apprécie son sens du détail. Ce n’est pas la première fois qu’elle constate qu’il ajoute des mots de sa plume. Pour s’en souvenir sans doute, pour mieux cerner ses clients, témoins directs ou lointains, adversaires. Tout cela lui sert à un moment ou à un autre. Lali le trouve méticuleux et fin. Elle apprécie et gratifie le dossier d’un passage de torchon humide qui enlève toutes les traces de doigt sur la pochette plastifiée. Elle jette un œil sur les G mais réserve son plaisir pour une autre fois : l’heure tourne et il faut passer à l’étage supérieur : cabinet du Docteur Labruse Pierre, le frère, psychiatre-psychanalyste, lauréat de la faculté de médecine…Déjà la sonnette. Lali frotte la jolie sonnette ronde qui lui fait immanquablement penser à un sein avec son téton de bakélite. Elle respecte le même rituel qu’à l’étage inférieur dans le même ordre. C’est un espace à la fois plus petit et plus chargé : une salle d’attente, pas de secrétariat et le cabinet. Pour faire les poussières elle préfère le plumeau car les objets, les livres, les tissus sont très nombreux et certains sont sans doute fragiles. Elle éprouve toujours un sentiment particulier dans ce lieu. Elle se plaît à réajuster l’embrasse du lourd rideau chamarré en velours. Elle passe devant la bibliothèque qui occupe tout le mur du fond. Elle salue d’un sourire le petit buste de Jung dont elle époussette le bout du nez et se dirige vers la partie consacrée aux dossiers. Lali choisit celui de Jacqueline Bardet, très dépressive depuis son divorce après de longues années de vie commune avec un médecin généraliste, des années à prendre les rendez-vous, à décrocher le téléphone jour et nuit, nuit et jour, à faire la comptabilité. Les dernières notes de Pierre disent : « Lapsus : « Vous vous rendez-compte ? J’ai passé trente ans de ma vie avec mon médecin, euh, mon mari, et je n’ai rien en échange ! » Fin de la séance. » 

Lali referme le dossier et regarde, rêveuse, le divan qui sert sans doute plus souvent de fauteuil au vu des marques sur l’assise. Elle imagine bien Madame Deruelle, là. D’une main bienveillante et délicate, elle redonne une forme pleine aux coussins. Travail fini pour ce soir !

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