Un instant

C’est un homme célèbre qui a connu longtemps les honneurs de la République, quelques déshonneurs aussi. Il est très âgé et beau, le regard puissant, la parole précise, la tenue impeccable jusqu’à la pointe des bottines. Ils parlent ensemble côte à côte sur la banquette moelleuse d’un restaurant à la décoration raffinée et féminine. Ils étaient des inconnus l’un pour l’autre quelques minutes auparavant. Ils parlent art, ils échangent sur sa collection particulière à lui et leurs poètes préférés. Il évoque des lieux rimbaldiens qu’il a visités dans des conditions privilégiées. Ils rient. Elle, de passage dans la ville, va partir. Il lui demande, un élan spontané dans la voix : « Vous reviendrez ? ». Elle esquive et bredouille : « Oui, oui… sans doute ». Ils se disent au revoir. Depuis l’extérieur, elle le regarde seul à sa table et sur la banquette. Il lève la main et lui adresse un long salut. Ils se sourient. Elle perçoit là, au-delà des âges, de la notoriété, de l’argent et de toutes les autres contingences, leur fragilité et leur tendresse pures d’êtres humains, leur gratitude pour cet inattendu heureux dont la vie est si peu généreuse entre les êtres, et leur peine de savoir qu’ils ne se reverront jamais. Et peut-être aussi la lassitude ou la peur de se retrouver de nouveau avec soi-même ; soi-même et celle qui s’approche chaque jour un peu plus.