Elle s’est installée le plus confortablement possible sur le grand fauteuil en face de la télévision. Son corps trop lourd la gêne davantage maintenant qu’il commence à défaillir aussi sous le poids des années. Elle appuie sur « lecture » et le film de sa vie commence. Elle était si jeune, si mince ! Elle est heureuse de se voir si belle, toujours très élégante et avenante. Elle peut encore retrouver les noms des boutiques où elle achetait les manteaux, les robes et les tailleurs aux coupes irréprochables. Les scènes avec les enfants l’émeuvent un peu, mais elle s’intéresse surtout à elle et à son couple. Elle scrute, quarante ans plus tard, trente ans après le divorce, les défauts du mari dans la moindre de ses attitudes. Elle observe, pour la centième fois, une scène où il s’impatiente avec son fils aîné qui renvoie mal le ballon. Elle dit tout haut, seule : « Comme avec moi ! Connard ! » Elle appuie sur « pause » et va se servir un grand verre de soda, le boit presque d’un trait et le pose sur le dernier Paris-Match. Le film continue. Arrive alors l’amant. Elle fait un arrêt sur l’image. Elle examine pour la millième fois son visage de trentenaire, quelque chose de Cary Grant. Elle le trouve si beau encore. Elle fait avancer un peu le film jusqu'à ce qu’elle apparaisse à ses côtés. Leur couple lui semble parfait. Elle ne comprend pas pourquoi il n’a pas tout abandonné pour elle. Ils étaient si bien de leur personne ! Elle avait tellement plus d’allure que sa femme ! « Pauvre type ! » commente-t-elle. Mais sa voix est moins violente. Un reste de tendresse surnage pour lui dans sa solitude serrée de vieille femme ; pour lui qui aurait pu être le sauveur : elle l’aimait et il avait une si belle situation… Elle se lève péniblement pour prendre quelques gâteaux à la cuisine, engluée dans le piège des vieilles haines, des rancoeurs sèches et des regrets amers qu’elle arrose de sucre et qu’elle mange pour tenter de les faire passer.
Billet de blog 28 septembre 2017
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