« C’est énorme la vie quand même. On se perd partout. » Céline, Guerre.
Pasolini, « Qui ne s’est pas perdu ne se connaît pas. »
Des bouquets de fleurs-nuance majoritaire rouge ou rose ou blanche- tenus par des hommes de tous les âges qui marchent d’un pas sûr sur le trottoir, l’étendard à la main. Il se réveille avec ces images de bouquets dans l’esprit, presque agité de l’énergie de ces autres rêvés. Il ne se lève pas, en partie conscient d’une erreur, d’un ratage à le faire. Il ferme à nouveau les yeux et détend son visage et tout son corps. L’agitation est celle des autres : la fête des mères obligatoire, inscrite au calendrier, décorant toutes les vitrines, distillée depuis des semaines dans les messageries. Une musique chaude flotte dans sa tête. S’il achetait un bouquet aujourd’hui, il le garderait pour lui – car il aime les fleurs, leur parfum, leurs couleurs, leurs formes, leur présence joyeuse. Mais il n’irait pas l’offrir à sa mère au visage si dur, marqué par les ravages de la haine et de la folie. Il suit vaguement les variations d’un morceau de jazz sur lequel il s’est peut-être endormi hier. Est-ce la culpabilité de ne pas avoir su sauver sa mère qui le mène ? Est-ce la colère d’avoir tant souffert pour une qui n’a jamais voulu grandir ? Est-ce une simple lassitude, une plate quasi-indifférence ? Il laisse voyager son esprit qui lui offre des images de tableaux et des mots qui se mêlent et l’enveloppent, le réchauffant d’un froid intérieur latent. Ils l’animent. Il se lève avec une énergie qu’il salue d’un large sourire ému.
Lui se lève vite, se douche et s’habille. Et il s’arrête, la formule de Sarah Bernhard en tête, « quand même »… Oui, il ira acheter un bouquet, il lui donnera, il prendra le chien pour faire diversion. Il demandera à sa fille de l’accompagner aussi. Peut-être. Il colle son front à la fenêtre… pourtant, elle m’a toujours emmerdé, ma mère… Pourquoi alors ? Je n’ai pas le courage, se dit-il. Il prend sa carte bleue, la glisse dans sa poche de jean et descend les escaliers de l’immeuble. Il est sur le trottoir, oscillant. Il croise les yeux bleus et le regard tendre d’un homme seul qui marche les mains vides, le pas lent.