« Mais sa mère parle même pas français, comment veux-tu que le gosse apprenne quelque chose à l’école » (salle des maîtres d'une école, octobre 2023) ; « ça m’étonne pas que les enfants aient du mal, avec des parents qui parlent mal le français comme ça » (enseignante en élémentaire, janvier 2024) ; « si sa mère ne lui parle que en arabe c’est la preuve qu’elle veut pas que son fils s’intègre » (assistante sociale, mars 2024).
Parfois sous forme d’un conseil bienveillant, parfois sous forme d’un ordre, parfois teintés d'idéologie politique ou xénophobe, parfois issus d'une représentation fausse de hiérarchie des langues, parfois de la part d’une voisine, parfois de la part d’une enseignante, d’un médecin, d’une orthophoniste, parfois même de quelqu’un de la famille… Ces discours sont un contresens total, tout à fait illogique d'un point de vue social et scientifique. Pourquoi ?
1. Les parents doivent pouvoir parler leur langue maternelle, et non une langue seconde apprise (en l’occurrence, le français), pour être en mesure de présenter le monde le mieux possible à leur enfant. Le rôle d’un parent est de montrer, expliquer, de lui nommer les choses qui l’entourent, de nommer les choses dont il a besoin, de l'aider à formuler les choses qu’il n’aime et n’aime pas, les choses qui l’habitent et les choses qui se passent autour de lui. D’exprimer ses émotions, de mettre en doigt sur celles-ci. Mais, comment le faire dans une langue qu’on ne maîtrise pas bien ? Une langue dans laquelle, on n’a pas forcément le vocabulaire suffisant ? Imaginez-vous un instant devoir parler à votre enfant uniquement dans une langue que vous auriez choisi en LV2 dans votre scolarité (espagnol, allemand, par exemple). Vous seriez, à mon avis, bien en difficulté.
D'ailleurs, en analysant la situation, on se rend vite compte que ce genre de question ne se pose pas pour toutes les langues. Si les parents ont pour langues maternelles des langues comme l'anglais, l'italien ou le flamand, il ne viendra pas vraiment à l'esprit d'enseignants ou de professionnels de dire aux parents de ne pas parler leur langue maternelle, parce que ces langues (de par les hiérarchies symboliques entre les langues - hiérarchie coloniale et sociopolitique mais aussi hiérarchie entre langues écrites/scolaires et langues orales) sont considérées comme des langues "utiles". Mais lorsqu'il s'agit de l'arabe, du lingala, du dari, du kabyle... ou même de l'anglais du Nigéria, le regard négatif porté sur ces langues influence leur représentation. Or, pour l'enfant qui grandit, il n'y a pas de bonne ou de mauvaise langue. Il y a la ou les langues de sa famille, la langue de l'école, les langues qui l'accompagnent et font de lui qui il est.
Alors non, parents, ne vous forcez pas à parler une langue si ce n’est pas la langue dans laquelle vous êtes le plus à l’aise et dans laquelle vous avez le plus de compétences et de vocabulaire, car cela risque de vous mettre en difficulté dans votre rôle de transmission, et de transmettre une langue imprécise, voire erronée.
La conceptualisation de monde chez l’enfant peut aussi en être impactée car le lexique offert sera pauvre et donc la conceptualisation du monde aussi (par exemple, l’enfant aura seulement le mot « oiseau » pour désigner l’ensemble des oiseaux, car vous ne connaîtrez pas les mots pour différentes espèces, par exemple « corbeau, mouette, pigeon, etc. », dans une langue seconde). Faites-le dans votre langue maternelle, car c’est là que vous aurez le plus de compétences et que votre enfant aura accès à la richesse lexicale et la richesse conceptuelle. Je me souviens qu'un jour, quelqu'un s'était étonné du fait qu'une connaissance à moi, française d'origine turque, était devenue professeure des écoles, alors que ses deux parents ne lui avaient jamais parlé le français, qu'ils ne connaissaient pas bien : elle avait répondu que c'est justement parce qu'ils avaient investi pleinement la langue turque dans la transmission et l'éducation, qu'elle avait pu réussir ensuite dans son apprentissage du français à l'école en tant qu'enfant puis faire ses études supérieures.
Lorsque les parents ont un doute ou n'osent pas investir pleinement la langue maternelle comme langue d'apprentissages, on trouve parfois des enfants très en difficulté, qui à l'âge de 5 ou 6 ans, ne comprennent ni bien le français, ni bien leur langue maternelle, sont dans une espèce de flou et d'entre-deux qui ne permet pas non plus à la pensée et à l'observation de se greffer. Alors que les compétences langagières se transfèrent d'une langue à l'autre : s'ils maîtrisent bien une langue, ils pourront transférer toutes leurs compétences dans les autres langues.
En fait, il ne faut pas tout mélanger : les parents, en tant qu’adultes installés en France, doivent avoir le droit d’apprendre le français, de suivre des cours de français, pour « s’intégrer », trouver du travail, communiquer au quotidien, etc. ; mais pas dans l’objectif de parler à leurs enfants. Ce sont deux choses complètement différentes. Parler une langue seconde et des fois encore fragile à un enfant ne lui permettra pas de progresser dans ses apprentissages, au contraire.
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2. Les parents doivent pouvoir parler leur langue maternelle pour pouvoir transmettre un langage construit et correct à votre enfant. Un enfant qui est exposé à des erreurs de prononciation, une syntaxe fluctuante et une conjugaison inexacte, et des mots isolés sans phrase construite (ces quelques éléments étant les éléments principaux de l’expression lorsque l’on s’exprime dans une langue que l’on ne maîtrise pas bien, quelque soit cette langue d’ailleurs) a un risque plus important de développer une difficulté ou un retard de langage. En effet, par mimétisme et exposition à des erreurs répétées, l’enfant peut développer les mêmes erreurs, et des difficultés dans sa construction du langage. C’est de fait en interdisant les parents de parler leur langue maternelle qu’on met les enfants en risque de difficultés de langage et de difficultés scolaires.
3. Les parents doivent pouvoir parler leur langue maternelle car c’est dans cette langue qu’ils et elles sont susceptibles de parler davantage, et d’être moins inhibés. Or, on sait maintenant qu’il est important pour le développement du langage chez les tout-petits que ceux-ci soient exposés à beaucoup d’interactions langagières et d’écoute. La transmission d’émotions aussi, passe avant tout par l’usage de la langue maternelle. La preuve en est : lorsque l’on est énervé, c’est toujours cette langue maternelle qui ressort, comme par magie, comme appelée du fond des tripes. C’est aussi dans cette langue que se diront le mieux l’amour, la tristesse, la honte, la peur, et l’ensemble des émotions de l’adulte à l’enfant. Réduire ce champ, c’est aussi réduire le panel d’expression d’émotions et d'émotions partagées. Même si vous apprenez bien une langue, cette langue ne remplacera jamais vraiment, ni en terme de qualité (nuances, expressions, implicite, jeux de mots), ni en terme d’émotions, la langue maternelle.
Je connais par ailleurs aussi de nombreux parents qui n'ont pas souhaité transmettre (ou beaucoup transmettre) leur langue maternelle, parce que cette langue renvoyait pour eux parfois au passé, à quelque chose de douloureux, un chapitre de leur vie qu'ils souhaitaient oublier. Mon souhait n'est pas de remplacer l'injonction "parlez français" par l'injonction "parlez uniquement votre langue maternelle", mais mon souhait est que les parents puissent s'interroger réellement et sincèrement sur la ou les langues qu'ils souhaiteraient parler avec leurs enfants, peut-être plusieurs langues dont le français (et cela ne pose pas problème), bref que les parents se sentent libres et soient éclairés dans leur choix.
4. Les parents doivent pouvoir parler leur langue maternelle car c’est dans cette langue qu’ils pourront maintenir un meilleur lien avec leur enfant. D'un côté, la plupart des parents que je rencontre n’ont pas forcément le temps qu’ils et elles auraient souhaité consacrer à apprendre la langue française orale et écrite, et restent donc cantonnés à un niveau intermédiaire, voire un niveau débutant. De l'autre, les enfants, eux, scolarisés en français et exposés toute la journée à des contenus en français, parlent souvent entre eux le français et ne comprennent pas ou plus la langue que parlent leurs parents. Quel est donc le résultat ? Il y a beaucoup de familles dans lesquelles il n’y a plus de langue commune entre parents et enfants. Je me souviens d'un jour particulièrement difficile ou j'ai dû faire une sorte d'interprétariat entre un fils de 15 ans et sa maman, car le lexique qu'ils avaient en commun ne suffisait pas pour communiquer sur des sujets autres que des sujets du strict quotidien (en l’occurrence, il s'agissait de démêler une situation de harcèlement scolaire). Dire aux parents d’arrêter de parler leur langue maternelle quand ils parlent peu le français, c’est prendre un risque très grave : celui de couper tout lien avec leurs enfants. Au-delà du cercle familial restreint, c’est aussi bien souvent retirer aux enfants la possibilité de communiquer avec leurs grands-parents, leurs tantes, oncles et cousins-cousines. C’est créer un vide affectif et un vide familial, quelque chose qui un jour, leur manquera.
Un jour, une maman m’a dit, en arabe :
« Quand je suis venue ici en France, j’ai perdu mes enfants, je ne les ai pas vraiment perdus, ils sont toujours avec moi, mais on se comprend plus, on parle plus la même langue. Je leur parle arabe, ils comprennent pas bien et quand je parle français, je me sens comme un nouveau né qui a pas les mots, parfois j’ai envie de crier, de tout leur raconter, je suis muette, et le soir des fois quand ils dorment et personne me voit, je me demande, qui m’a pris mes enfants, qui nous a pris notre langue ».
Ce jour-là j’ai réalisé que derrière la confiscation des langues maternelles et des langues familiales, il y avait un crime : celui de la confiscation de ses propres enfants. Confisqués par la langue.
C'est souvent le cas pour les derniers de la fratrie, qui maîtrisent souvent moins bien les langues parlées par leurs parents que les aînés de la fratrie - en partie parce que le dialogue avec les aînés se fait justement en français, ils baignent davantage dans cette langue même au sein du foyer.
Alors que, par ailleurs, toutes les études récentes montrent que les enfants peuvent sans aucun problème vivre entre plusieurs langues, parler et apprendre plusieurs langues dès le plus jeune âge, et que cela stimule même des capacités d'apprentissage et une gymnastique très utile pour la suite des apprentissages, à condition qu'ils puissent apprendre les différentes langues avec les locuteurs compétents, dans de bonnes conditions et avec des passages d'une langue à l'autre (je consacrerai un futur article plus approfondi à ce sujet).
5. Les parents doivent pouvoir parler dans leur langue maternelle pour maintenir l’autorité sur leur enfant, et leur place en tant que personne que l'enfant peut admirer, à qui l'enfant peut s'identifier et souhaite ressembler. Si vous choisissez de parler uniquement une langue que les enfants parlent mieux que vous (la langue française) vous faites le choix de vous mettre en difficulté. Vous prenez le risque que vos enfants vous corrigent, remarquent vos erreurs, vous reprennent. Parfois des professionnels (et parfois des parents) me disent, « oui mais comme ça les parents peuvent apprendre le français avec eux ». Oui, mais on ne peut inverser les rôles d’une manière aussi dramatique et constante sans aucun risque sur le long terme. Surtout pas quand les enfants sont petits et ont besoin d'acquérir eux même le langage.
En défendant le droit à l’usage des langues maternelles au sein des familles immigrées de France, je ne défends pas « la diversité », et « le plurilinguisme », je défends le droit fondamental des parents à élever leurs enfants dans les meilleurs conditions possibles, et à construire des familles et des enfants qui iront bien, à qui il ne manquera rien, et qui auront toutes les compétences langagières pour grandir, trouver leurs voix ou réussir à l’école.