Elle n’était pas cheffe. Mais elle se comportait comme si.
Assistante, installée depuis quelque temps.
Elle s’était imposée par son ambition écrasante, son excès de zèle,
et le fait d’être l’assistante officielle d’un directeur.
Quand je suis arrivée, sous contrat, à un poste équivalent au sien,
elle a senti quelque chose passer.
Je ne cherchais rien. Je faisais mon travail.
Mais je n’étais pas malléable. Pas intimidée.
Et surtout, j’avais plus d’expérience qu’elle.
Une langue française plus précise. Une autonomie naturelle.
Elle ne pouvait pas me traiter comme une stagiaire.
Et c’est ça qui la rendait nerveuse.
Elle devenait sèche. Elle contournait. Elle imposait.
Mais jamais frontalement. Elle savait que ça ne passerait pas.
Elle aimait compliquer les choses, les reprendre à sa façon,
pour se poser ensuite comme celle qui résout les problèmes.
Le responsable de l’équipe, lui, voyait tout. Mais ne disait rien.
Un jour, il a fini par me lancer, avec un sourire un peu flou :
— Toi, tu n’es pas une intrigante. Pourtant, tu viens d’un pays où les intrigues de palais, on connaît…
J’ai levé les yeux. Rien dit.
Il projetait sur moi des clichés anciens, forgés ailleurs.
Or je viens d’un pays qui n’a jamais été colonisé.
Et j’ai grandi ici, très loin de tout ce à quoi il faisait référence.
Ces intrigues, ces récits de pouvoir et de soumission,
je ne les connaissais même pas.
Dans le programme scolaire, on n’en parlait pas.
On mentionnait le pays en deux phrases, sans entrer dans l’histoire,
ni expliquer les logiques ou les systèmes sur plusieurs siècles.
Et chez nous, à la maison, on vivait dans le présent.
Ce n’est que plus tard, en cherchant à comprendre ce qu’on projetait sur moi,
que j’ai découvert les histoires qu’ils s’imaginaient.
Une autre fois, il a enchaîné, comme s’il me connaissait depuis toujours :
— Tu n’as pas d’ambition, toi.
Je lui ai demandé ce qui lui faisait dire ça.
Il m’a regardée, droit dans les yeux :
— Toi, tu ne couches pas. Ça se saurait.
C’était ça, pour lui, l’ambition.
Pas la compétence. Pas le calme. Pas la rigueur.
Le vrai mérite, dans sa tête, c’était une transaction.
Je suis restée un moment sans voix.
Pas par honte. Par lucidité.
Ce qu’il disait ne parlait pas de moi.
Ça parlait d’eux.
De leur façon de mesurer la valeur.
De leur manière de classer, de soupçonner, d’attribuer.
De leur peur des gens qu’ils ne peuvent pas modeler.
Moi, je venais juste pour travailler.
Mais ce n’était pas ce qu’ils attendaient.