Juste à côté de l’église
Témoignage anonyme – récit de mémoire et de silence
Chaque année, on commémore la fin de la Seconde Guerre mondiale, on dépose des gerbes, on sonne les cloches.
Et pourtant, certains silences, eux, n’ont jamais cessé.
Ce texte n’est pas un récit de guerre. C’est un souvenir d’enfance.
Mais il s’inscrit dans une continuité de mémoire, là où les cicatrices du passé se croisent avec d’autres blessures, plus silencieuses, plus insidieuses : celles de l’exclusion.
Nous avions quitté la ville pour nous installer dans un petit village de 200 ou 300 habitants.
Il y avait une école, une seule classe pour tous les niveaux, de la première à la sixième primaire. Le maître d’école, seul, enseignait à une vingtaine d’élèves.
Un jour, toute la classe fut invitée à l’anniversaire d’une élève. Elle habitait à l’écart du village, dans une maison entourée de bois, près d’un étang. Les parents avaient organisé un covoiturage. C’est même le maître qui nous y avait conduits, mon père étant au travail.
Je me souviens de la maison, vaste, et de notre sortie au bord de l’étang. Tout le monde y était, tout s’était déroulé naturellement.
Quelques semaines plus tard, c’était l’anniversaire de ma sœur aînée.
À notre tour, nous avons invité toute la classe. Nous avions préparé le goûter avec soin, dressé une table.
Mais personne n’est venu.
Nous avons attendu des heures sans toucher au gâteau.
Vers la fin de l’après-midi, une adolescente du village qui ne fréquentait plus l’école, et que nous n’attendions pas, est arrivée.
Elle a expliqué, sans gêne : « On m’a dit qu’il y avait une famille étrangère qui était arrivée dans le village, alors je voulais voir à quoi ça ressemblait. »
Ce n’était donc pas vraiment pour l’anniversaire.
C’était surtout de la curiosité.
Mais au moins, elle était venue.
Elle a souri, partagé le gâteau, passé du temps avec nous. Elle a été présente là où tous les autres avaient choisi de ne pas l’être.
Notre maison était sur une des rues principales du village, juste à côté de l’église.
Du moins, de ce qu’il en restait. Derrière notre jardin, il y avait un terrain vague recouvert de gravats.
Enfants, nous y jouions.
Ce n’est que bien plus tard que nous avons compris qu’il s’agissait des ruines de l’ancienne église, détruite pendant la bataille des Ardennes.
La nouvelle église, construite en 1969, se trouvait juste en face de notre maison.
Chaque véhicule entrant dans le village passait devant chez nous, devant les gravats, devant cette histoire enfouie que personne ne voulait nommer.
Quand on est enfants, on ne comprend pas tout, mais on ressent.
Le regard des autres, les non-dits, l’évitement.
Ce jour-là, en voyant que personne ne venait, j’ai compris autre chose : que les invitations ne suffisent pas quand on n’est pas invité à appartenir.
Ce n’était qu’un anniversaire. Ce n’était qu’un village.
Mais pour moi, c’est resté le symbole d’un silence plus grand.
Un silence collectif, tissé d’héritages qu’on ne veut pas voir, de blessures qu’on nie, de différences qu’on refuse de reconnaître.
Et aussi, parfois, d’idées toutes faites.
On nous regardait comme si l’Histoire nous collait à la peau — une Histoire qu’on nous attribuait sans même la connaître, sans même chercher à comprendre.
Il y avait aussi un autre silence, celui qui entourait la visite de cet homme de ma famille.
Lui, il avait combattu en Corée, aux côtés des soldats belges.
Il était venu nous rendre visite dans ce village, dans cette maison, une seule fois.
Et personne n’avait posé de questions. À peine quelques regards curieux, mais aucun mot.
Comme si cet aspect de son histoire n’existait pas, ou qu’il n’avait pas sa place ici.
Il est resté des heures assis dans le jardin, face au terrain vague, là où l’église avait été, là où il ne restait que des gravats.
Rien n’a été dit. Aucune question, aucun regard plus insistant.
Le silence était total, comme si cette part de son histoire n’avait pas de lien avec le lieu, avec ce village.
Peut-être que les villageois n’avaient jamais imaginé que des gens comme nous — d’origine étrangère — avaient combattu aux côtés des leurs.
Que nous étions dans le même camp, partageant la même cause.
Et pourtant, cela n’a rien changé : le rejet était là, intact.
Nous étions là, juste à côté de l’église.
Témoignage partagé dans le cadre d’une démarche de mémoire et de reconnaissance.