J’étais interprète assermentée. Pas à plein temps, ni comme métier principal. C’était un service rendu, une continuité de ce que j’ai toujours fait : prêter ma voix quand il le fallait. J’intervenais dans des affaires civiles, pénales, parfois devant des juridictions administratives. Une activité en marge, mais pas anodine.
Je faisais mon travail avec rigueur, loyauté, précision. Je croyais, comme beaucoup, que rendre la langue accessible rendait aussi la justice plus juste.
Mais peu à peu, une gêne s’est installée. Pas à cause des mots eux-mêmes. C’était ailleurs : dans le déséquilibre des voix.
Je voyais, à chaque audience, le fossé entre ceux qui parlaient la langue du droit — fluide, codée, bien rodée — et ceux qui, même dans leur propre langue, ne comprenaient pas ce qu’on leur disait. Des gens perdus, parfois tétanisés, qui disaient oui à tout parce qu’ils ne savaient pas où ils étaient tombés.
Moi, j’étais entre les deux. Ma voix était censée rétablir l’équilibre. Mais je traduisais des phrases que je savais incompréhensibles. Je prêtais des mots à des personnes qui n’avaient même pas les outils pour y répondre. Je n’étais plus un lien. J’étais un filtre dans un dispositif verrouillé.
Un jour, sans scandale, sans drame, j’ai décidé d’arrêter. Pas parce que je ne voulais plus aider. Mais parce que je ne voulais plus participer à un dialogue faussé. Un dialogue où seuls les initiés avaient le droit d’être entendus.
Certains diront que j’ai fui. Que j’ai abandonné ceux qui avaient besoin de cette voix-là. Je ne crois pas. J’ai continué à traduire ailleurs, gratuitement, là où je sentais que c’était juste. Là où la parole circulait encore.
Dans les tribunaux, il restait le décor, les robes, les mots précis. Mais le langage, lui, ne circulait plus. Il enfermait.
Et moi, je n’étais pas là pour enfermer davantage.