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Billet de blog 11 janvier 2024

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La déchéance de nationalité : une mesure inconstitutionnelle, injuste et inutile

Un article de la loi Immigration est moins commenté que les autres : la déchéance de nationalité pour homicide volontaire commis sur un dépositaire de l'autorité publique. Pourtant, son incohérence juridique est remarquable. Sa vocation est purement symbolique : il ne sera employé qu'une fois tous les 33 ans en moyenne.

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La loi Darmanin étend les cas de déchéance de nationalité à l'homicide volontaire commis sur une personne dépositaire de l'autorité publique.

Actuellement, le Code civil énumère les cas précis dans lesquels une personne peut être déchue de sa nationalité française : si elle est condamnée pour un acte de terrorisme ou une atteinte aux intérêts fondamentaux de la Nation par exemple. De plus, l’individu doit avoir une double nationalité : dans le cas contraire, la déchéance le rendrait apatride, c’est-à-dire sans nationalité. Il doit également avoir acquis la qualité de Français, c’est-à-dire ne pas être né Français. Cette loi s’applique donc exclusivement aux binationaux naturalisés Français, soit 1,83% de la population.

Or, la loi Darmanin crée une nouvelle hypothèse de déchéance lorsque le binational naturalisé est condamné pour un « homicide volontaire commis sur toute personne dépositaire de l’autorité publique », désignant les policiers, les gendarmes ou encore les magistrats.

Cet amendement est une régression : la loi du 16 mars 1998 avait supprimé l’alinéa permettant la déchéance de l’individu condamné à une peine d’au moins cinq ans d’emprisonnement.

Surtout, ce nouvel alinéa est inconstitutionnel (1), injuste (2), et tout simplement inapplicable (3).  

Une mesure inconstitutionnelle

En 1996, en 2004, en 2015 et en 2023, le Conseil constitutionnel a réservé l'application de sanctions sévères, comme la déchéance de nationalité ou des mesures d'investigation pénales dérogatoires, aux actes qualifiés de « particulièrement graves », tels que les infractions terroristes ou les atteintes aux intérêts fondamentaux de la Nation.

Les homicides volontaires, lorsqu'ils ne sont pas de nature terroriste ou commis en bande organisée, ne sont pas compris dans cette catégorie. Cette distinction entre les niveaux de gravité des infractions est constante en droit pénal et en droit constitutionnel : elle s’applique aussi bien à la déchéance de nationalité qu’aux prolongations exceptionnelles de garde à vue. En conséquence, il semble peu probable que le Conseil considère cet amendement comme conforme à la Constitution.

Une mesure injuste

Cette nouvelle hypothèse de déchéance de nationalité ne respecte pas non plus la classification des peines. L’article 221-4 du Code pénal dispose qu’un meurtre est aggravé et donc puni de la réclusion à perpétuité dans certaines circonstances : lorsqu’il est commis sur un dépositaire de l’autorité publique, sur un enfant de moins de quinze ans, sur un conjoint ou encore sur une femme enceinte.

La peine encourue est donc la même pour celui qui tue un bébé, une femme enceinte ou un policier. Cela signifie que la gravité pénale de ces infractions est identique. Alors, pourquoi la loi Darmanin instaure-t-elle la déchéance de nationalité uniquement pour les homicides commis sur un dépositaire de l’autorité publique ? Pourquoi déchoir ceux qui donnent la mort à des policiers plutôt que ceux qui assassinent des bébés ou des femmes enceintes ? Pourquoi ne pas prévoir cette sanction pour tous les homicides aggravés ?

On pourrait répondre que la lutte contre le terrorisme passe avant tout, mais cela fait des décennies que tout homicide terroriste permet la déchéance du binational, y compris si la victime est un policier. Cette mesure n’a donc aucune portée antiterroriste.

Une mesure inutile

Un rapport parlementaire d'Eric Ciotti révèle que 36 policiers ont été tués en mission entre 2004 et 2015. Le député Les Républicains ajoute que si les décès en service sont ajoutés, ce sont 112 policiers qui ont perdu la vie en 11 ans.

Selon l’Observatoire national de la délinquance et de la réponse pénale, les décès en service désignent les accidents survenus durant les heures de travail et les accidents de la circulation lors des trajets domicile-travail. Pourtant, le rapport d’Eric Ciotti emploie ces données pour plaider en faveur d’un renforcement des pouvoirs de la police. Seuls les homicides seront utiles à notre démonstration, non les accidents : nous nous appuierons donc sur les 36 homicides commis sur des policiers entre 2004 et 2015.

Parmi eux, 6 sont liés à des actes terroristes : ces cas sont donc déjà inclus dans les hypothèses de déchéance. Ainsi, ce sont 30 décès qui doivent être décomptés en 11 ans, soit 2,72 par an en moyenne. La loi Darmanin exige que l'homicide soit volontaire (70,5% des homicides), ce qui réduit le nombre à 1,93 affaires par an.

Ce calcul ne prend pas en compte les autres conditions légales : le Code civil exige qu’une condamnation définitive soit prononcée, qu’un décret soit pris après avis conforme du Conseil d’Etat et que les faits aient été commis avant d’obtenir la nationalité, ou dans un délai de 10 à 15 ans à partir de son acquisition. Afin d’éviter toute imprécision, nous laisserons ces paramètres de côté.

N’oublions pas que les binationaux naturalisés représentent 1,83% de la population. Si cette proportion commet 1,93 homicides volontaires à l’égard de policiers, cela représente 0,03 cas par an, soit en moyenne moins d’un cas tous les 33 ans.

Des propos tenus par Les Républicains il y a plusieurs années annonçaient la futilité d’une telle mesure. En 2015, le député LR Philippe Meunier avait proposé une loi similaire, à la différence qu’elle s'appliquait également aux binationaux de naissance. Dans son rapport parlementaire, il admettait que l’utilité d’une telle mesure ne tenait qu’à cette nuance. Or, la loi Darmanin n’inclut que les binationaux naturalisés. Selon le raisonnement des Républicains eux-mêmes, cette mesure n’est donc pas vouée à couvrir des cas nouveaux.

En conclusion, cette mesure ne respecte ni le droit constitutionnel ni les principes du droit pénal, et ne recevra pas ou peu d’application. L’exemple de la déchéance de nationalité s’avère alors particulièrement évocateur de l’aberration juridique que représente la loi Darmanin. 

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