Peut-on imaginer une politique systématique par laquelle l'Etat se finance durablement auprès de la BDF?
La réponse courte est "non", mais c'est un sujet assez méconnu et technique, ainsi que largement contre-intuitif. Je vais essayer ici de décortiquer le sujet en le prenant par ses différents bouts, c’est la réponse longue : les 10 points à saisir pour une vision claire du financement de l’Etat.
1) L'Etat crée de la monnaie dès qu'il paye un fonctionnaire ou qu'il règle un fournisseur, puisqu'il augmente les actifs financiers du secteur non-monétaire. Et si l'Etat est en déficit il provoque une création nette de monnaie.
2) La loi de 1973 et le traite europeen, techniquement, ne limitent pas ce pouvoir de creation monetaire. Mais ils imposent aux Etats de ne l'utiliser qu'apres avoir preleve sur la masse monetaire la quantite correspondante (sous forme de rssource d'emprunt) c'est a dire que la creation monetaire nette du fait de l'Etat doit etre "sterilisee" a priori (on en reparle plus bas)
3) Quand une banque crée de la monnaie en accordant un prêt, il s'agit d'un actif monétaire qui sera détruit lorsque le prêt sera rembourse (création de monnaie interne). A l'inverse, quand l'Etat est en déficit (récurrent) la création monétaire ("externe") correspondante n'aura pas de flux inverse. Elle est définitive
4) Question de la contrepartie: les opérations de création de monnaie réalisées par les banques ont une contrepartie de production déjà existante (escompte) ou espérée (prêts, avances). Certaines dépenses de l'Etat provoquent des externalités favorables à la production, mais sous l'angle monétaire ces dépenses s'ajoutent à la création monétaire qui accompagnera, le cas échéant et à un stade futur indéterminé, les développements ainsi favorisés. Quoi qu'on pense de l'utilité-souvent grande-de ces dépenses, elles entrainent-a défaut d'être stérilisées, voir infra- une création monétaire additionnelle a celle qui résultera de la production ainisi facilitee.
On voit donc que si le déficit de l'Etat est finance directement par la Banque centrale, il correspond à une création monétaire à la fois définitive et sans contrepartie-autre qu'indirecte, éventuelle, sur le long terme-avec la production.
Evidemment, si le déficit public et/ou son augmentation n'est pas cause par le niveau des dépenses d'investissements mais par des dépenses de fonctionnement ou des prestations, le cas inflationniste est encore plus clair
5) La nature inflationniste des déficits publics non stérilisés n'est pas toujours un problème immédiat. En particulier, quand les agents économiques sont occupés à réduire leur endettement, ils détruisent de la monnaie: l'Etat peut alors en créer sans que l'impact sur l'inflation soit sensible. Mais lorsque le processus de désendettement se termine, il faudrait être capable de faire machine arrière et de supprimer les déficits. En pratique, la nature des déficits que nous connaissons ne permet pas de jouer facilement sur les dépenses, et l'augmentation des impôts est rarement populaire. L’idée d'un renversement de la politique fiscale à volonté en fonction des impératifs monétaires est peu crédible.
Au fond, le financement de l'Etat par la banque centrale mène a une confusion des politiques budgétaire et monétaire et remplace deux outils complémentaires par un seul : un déficit inflationniste.
D'autre part, si les agents économiques comprennent que l'Etat a décidé de distribuer de la monnaie d'une main sans rien reprendre de l'autre, des prix vont monter, puis les anticipations inflationnistes s'enclencheront. Si on est dans l'euro, l'effet est désastreux (voir l'effet en Grèce d'une augmentation des prix dans la ZE, bien documente). Si on est hors euro, on est soumis aux attaques sur la monnaie (puisqu'on annonce clairement qu'on va en fabriquer à profusion) et la situation inflationniste peut dégénérer.
6) Car l’idée du financement par la BC relève d’une idée fausse de ce qu’est une banque centrale. Certains la voient, par nature, comme une espèce de service public, un démembrement de l’administration d’où toute la monnaie procède et qui est à l’origine de tout. En réalité il peut ne pas y avoir de banque centrale, et on a vu des économies complexes fonctionner sans elle. Et quand une banque centrale existe elle peut parfaitement fonctionner sans aucun lien avec l’Etat. Ce qui crée le besoin de la BC c’est la volonté d’homogénéiser les monnaies des différentes banques entre elles (utile pour avoir un system fiscal complexe), d’en garantir la convertibilité et la liquidité, de lisser les évolutions de taux d’intérêt, bref de donner au système monétaire national crédibilité et stabilité. Tout ça peut exister sans même que la BC appartienne à l’Etat. On a justement considéré qu’elle devait en être indépendante, de manière a protéger la monnaie-support des échanges et réserve de valeur pour les citoyens-des manipulations politiques. C’est notamment indispensable dans un régime de monnaie totalement fiduciaire ou aucune garantie de conversion en actif tangible n’est donnée.
7) Des que l’Etat considere que la BC fait partie intégrante de sa boite à outils, la monnaie n’est plus crédible : forte inflation, fuite des capitaux, arrêt de l’investissement prive. Les exemples sont légions. Car dans cette situation la monnaie devient, de fait et même si l’Etat est vertueux, politiquement manipulée. Loin de moi l’idée que la monnaie ne soit pas elle-même politique, mais de la a ce qu’elle soit partie de la sphère d’action directe de l’Etat, il y a un pas que le respect de la Charte de la BC empêche de franchir. La Charte décrit dans un document légal et public les limites que la BC ne franchira pas, c’est la base de la crédibilité de la monnaie. A l’inverse forcer la BC à être le financier de l’Etat c’est la rendre dépendante, la soumettre à un créancier qui fait lui-même voter les lois qui déterminent sa créance. On renverse la logique fondamentale.
8) Les exemples étrangers sont souvent mal analyses. Certains avancent que l’Etat américain fait bien ainsi avec la Federal reserve, nous devrions donc faire de même. Erreur. Contrairement à ce qui est parfois dit, la Fed ne finance pas directement l’Etat. Le Quantitative Easing consiste à organiser l’échange, dans le bilan des banques, entre les obligations d’Etat (reprises par la FED) et des réserves. L’opération permet de cibler un taux d’intérêt et d’abonder les réserves des banques. Les différences avec les opérations d’open -market habituelles portent sur le fait que le volume d’intervention est important, prédéterminé et annonce publiquement, et que la durée de détention des obligations par la Fed est indéfinie. Le QE n’est pas une monétisation de la dette par la Fed.
9) Ainsi, même dans les nombreux pays qui émettent leur propre monnaie (ne sont pas membres d’une union monétaire et n’ont pas d’équivalent au traité de Maastricht) les déficits publics sont finances par émissions d’obligations souscrites par le secteur non financier ou financier. In fine, seules les obligations qui sont conservées par le secteur financier national sur ses fonds propres (c’est-à-dire qui ne sont pas mises dans le portefeuille d’épargnants, ou qui ne servent pas à recycler les euros détenus par des non-résidents) correspondent à une création monétaire (non définitive). L’émission d’obligations stérilise la création monétaire induite par le déficit et lui permet de se perpétuer. Bien loin d’être une gêne, la contrainte d’un financement orthodoxe du déficit public en est une condition d’existence.
10) A partir du moment où on repousse la facilite dangereuse d’un recours systématique à une BC captive, le problème des intérêts devient aussi fatal pour l’Etat qu’il l’est pour tout emprunteur : il représente le cout d’opportunité pour les épargnants, qui ont d’autres possibilités de placement. Si l’Etat est gêné de payer des intérêts à ceux qui épargnent, il peut toujours éviter d’être en déficit.
Il est significatif que le thème du financement des déficits de l’Etat par la banque centrale ressorte fortement ou ces déficits devenus excessifs font problème. Il s’agit visiblement de dynamiter un obstacle-la réduction des déficits-que l’on ne veut pas franchir. Cette méthode est un peu comme une arme nucléaire : elle n’est envisageable que dans des conditions-budgets équilibrés en tendance- ou elle est inutile.
Si vous voulez des sources, des exemples ou des precisions sur ces differents points, je reste a votre disposition.