« Rigueur »: le mot est partout dans l’actualité économique en européenne. Il recouvre deux types de politiques: la réduction des déficits publics, qui impose de réduire les dépenses et/ou d’augmenter les prélèvements, mais aussi certaines évolutions qui tendent à améliorer la compétitivité des entreprises, comme la réduction des salaires, ou celle des charges des entreprises, qui dans un contexte de réduction des déficits ne peuvent qu’aggraver la « rigueur » subie par les ménages.
En général le débat se focalise vite sur la question « Qui doit payer? ». Or la capacité à mener une politique cohérente sur la durée, sans compromissions destructrices ni retours en arrière, dépend largement d’un consensus sur le projet. Si ce consensus est au-dessus des divisions partisanes, ça aide. A défaut, le débat devient un jeu de mistigri, assorti d’enjeux électoraux, et quand on entend rigueur, beaucoup comprennent régression généralisée.
En effet l’objectif de fond, le projet, ne saurait se limiter au respect d’un ratio. La nécessité de ramener le déficit public a 3% peut certes faire vibrer les experts et les décideurs épris de bonne gestion, ou être acceptée par ceux qui comprennent que les créanciers des Etats (« les marchés », comme on dit) ne peuvent prêter à n’importe quelle condition. Mais présenter les politiques de rigueur comme des évidences qui se supportent elles-mêmes échouera à convaincre vraiment ceux qui en vivent les effets, qu’ils soient en haut de l’échelle et amenés à payer de leur poche, ou surtout qu’ils subissent l’effet de coupes dans les divers programmes et revenus sociaux. On a beaucoup dit qu’on ne tombe pas amoureux d’un taux de croissance…encore moins d’un objectif de réduction des dépenses. Alors, en quoi ces politiques de rigueur sont-ils, au bout du compte, au service des peuples?
Certains répondent clairement que la rigueur est contraire à l’intérêt général. Je passerai sur les thèses conspirationnistes qui évoquent le complot de la finance internationale pour dépouiller les travailleurs, et examinerai une critique qui peut servir de base à une réflexion fructueuse: c’est la critique de la « course vers le fond ».
Ceux qui considèrent que les politiques de rigueur et de compétitivité sont une vaine course vers le fond remarquent que tous les pays, à présent, sont potentiellement concurrents. Quand l’Allemagne, qui a fait des efforts de compétitivité importants, demande aux autres de faire de même, elle ne relâche pas son propre effort pour autant, alors jusqu’où nous mènera-t-elle? La critique pointe alors le fait que nous sommes dans une compétition ou nous nous détruisons mutuellement dans un jeu à somme nulle pour le commerce, mais à somme négative pour les populations. Et quand on répond que tout cela fait une Europe plus forte vis-à-vis du reste du monde, la critique répond par le même constat, mais aggravé: quel sens peut avoir une course vers le fond contre des pays situes a un stade de développement encore éloigné, puisque personne n’imagine une régression à leur niveau. A quoi riment donc l’arrêt du progrès social et a fortiori l’érosion du modèle, au moment même ou la globalisation augmente les difficultés? Concrètement, pourquoi ne pas s’accorder pour laisser les déficits tranquilles tant que la crise est là, plutôt que de se lancer dans une lutte stérile ou de se conformer à l’orthodoxie pour le principe?
Sortons du débat entre principe de plaisir et plaisir du principe. Il peut y avoir un projet attractif derrière la rigueur. Il y a des choix de société derrière les questions comptables.
Au niveau d’un Etat de la zone Euro, on commence à connaitre la position du problème. Par rapport à ses principaux partenaires commerciaux, qui partagent la même monnaie, un pays ne dispose pas de la politique monétaire et ne peut jouer sur le change pour atteindre ses objectifs particuliers. Par conséquent, un déficit extérieur incontrôlé provoque à terme des déséquilibres intérieurs graves: un déficit public qui part en spirale, ou une insolvabilité du système bancaire national, ou les deux. Pour appréhender complètement le phénomène, rappelons-nous que les déficits du commerce extérieur et des finances publiques sont en partie le reflet l’un de l’autre: quand le commerce extérieur est déficitaire, cela signifie que le secteur privé est économiquement déséquilibré (même si le tableau de financement se boucle dans un premier temps), donc pour éviter qu’il devienne insolvable il faut bien que le secteur public compense, tôt ou tard, ce déséquilibre en créant des ressources supplémentaires à son profit. Réciproquement, quand le secteur public injecte continument des ressources dans un secteur privé peu compétitif, il en résulte une aggravation des déficits extérieurs. Cette boucle d’auto-renforcement a été spectaculairement à l’œuvre en Grèce, mais elle se manifeste partout. En Italie c’est le financement de l’Etat qui a d’abord suscite des inquiétudes, en Espagne c’est plutôt par le secteur privé et les banques que le malheur est arrivé.
Dans la zone euro la Banque centrale a face à elle 17 Etats souverains, elle ne pouvait les suivre tous (au sens ou la Fed américaine suit l’Etat fédéral US) donc elle n’en a suivi aucun, et s’en tient à chaque étape de la crise a autant d’orthodoxie que l’existence même de l’euro le permet. Néanmoins, sa mission de pompier de la liquidité des banques et des Etats a déplacé à son niveau les ajustements qui se font normalement dans l’économie (1). Le résultat est que les pays exportateurs, pour prix de leur effort, ne reçoivent plus de récompense patrimoniale sous la forme d’une monnaie qui s’apprécie (ils ont la même) ou d’une accumulation d’actifs réels sur les pays déficitaires (peu solvables). C’est une créance sur la BCE qu’ils obtiennent à présent. Dans ces conditions, pourquoi faire le sacrifice d’être compétitif pour l’exportation, qui consiste avant tout à ne pas consommer ce qu’on produit? Autant consommer ce que les autres produisent et laisser la BCE s’occuper de l’intendance…
Voilà pour illustrer les dissensions internes à l’Europe, mais alors vient une excellente question: pourquoi l’Europe, dans son ensemble, doit-elle être encore plus compétitive? Pourquoi ne pas consolider notre modèle social européen, être laxiste sur la monnaie (la BCE vient de garantir le financement des Etats fragiles, donc on connait la méthode) et profiter collectivement d’une éventuelle faiblesse de l’euro pour compenser les couts du modèle?
Cette voie est plus qu’une politique économique, elle est un choix plus fondamental. Elle présente certains attraits, dont celui de la facilité.
La voie « facile » achoppe sur un premier point: il y aussi une course vers le fond au niveau des monnaies. Toutes les banques centrales importantes ouvrent régulièrement et largement les vannes de la liquidité. Qu’on le veuille ou non la compétition par les couts existe, au besoin par la dépréciation de la monnaie.
Ensuite, quelle est notre stratégie en ce qui concerne l’économie productive? La situation aujourd’hui est qu’une grande part des activités de fabrication se déplace vers des pays qui les assument plus efficacement. La conséquence chez eux (à nuancer, mais ne compliquons pas) est la construction d’une classe moyenne, l’apparition d’une élite économique et la réduction de la pauvreté. Dans les pays développés, la classe moyenne se creuse et les emplois disponibles sont plutôt faiblement qualifiés et procurent peu de gains de productivité. La question principale est donc de savoir si ces tendances sont réversibles ou non. On peut parier qu’elles le sont et que l’histoire n’est pas terminée: les progrès technologiques dans les activités manufacturières sont tels que le poids du cout du travail va considérablement décroitre. Les couts progressent dans les pays émergents, à tel point que la Chine, par exemple, délocalise à son tour, en Afrique. Les couts chinois se rapprochent des couts mexicains et on redécouvre les avantages logistiques de la proximité aux marchés clients. Les lignes bougent et des places sont à prendre, même pour les pays à cout du travail élevé.
Pourtant, il existe dans le champ politique et l’opinion une tendance « défaitiste », dans laquelle s’agrègent les solutions protectionnistes, les considérations sur l’impossibilité de continuer indéfiniment à croitre dans un monde fini, la priorité a la transition énergétique. Elle analyse la désindustrialisation récente comme un dysfonctionnement inhérent a l’économie de marché et de la globalisation, donc peine à concevoir que le même « système » puisse renverser la vapeur et ramener de l’emploi qualifié dans les pays développés. Dans cette logique, la rigueur et l’effort de compétitivité sont des souffrances inutiles.
Mais c’est au contraire aujourd’hui que l’on peut définir un projet ambitieux, et il y a urgence. Des usines reviendront en Europe et aux Etats-Unis, avec moins d’emplois qu’avant, mais pas moins de valeur ajoutée. Des lors, comment se positionner? Comment refonder un modèle social dans une perspective ou la richesse différentielle dépendra de la capacité à avoir sur son territoire des activités industrielles technologiquement sophistiquées, a haute intensité capitalistique mais avec relativement peu de personnel, à fournir à ces activités une énergie bon marché, un cadre fiscal et légal favorable? Cela sans laisser a leur triste sort, car ce n’est pas notre culture, ceux qui seront dans les wagons de queue. On a besoin d’ingénieurs, de techniciens, de financiers et de juristes, mais aussi de gardes d’enfants et de cuisiniers. Si les usines emploient peu de gens, ceux qui restent sur la touche doivent pouvoir vivre et progresser décemment. C’est la principale garantie à apporter, mais du coup d’autres aspects sont plus secondaires: tout ne peut être prioritaire.
Articuler un projet sur les priorités de recherche de compétitivité d’une part, de protection contre les aléas de l’activité d’autre part, fournit une grille d’analyse pour l’adaptation du modèle social. Cela ne dispense pas de révisions déchirantes et de choix impopulaires, mais ils sont mis en perspective, justifiés par un enjeu collectif qui n’abandonne personne. Quelques exemples : alléger la fiscalité du capital, améliorer la couverture chômage pour les bas salaires et la modérer pour les hauts salaires, améliorer le RMI au-dessus d’un certain âge, alléger les charges sociales certes, mais financer par une baisse résolue des dépenses publiques non liées à l’implantation d’activités. A cet égard, la police, la défense, doivent-elles être des priorités aujourd’hui ? Quid de l’invraisemblable millefeuille des dépenses locales, des gains de productivité dans les administrations, quid des dépenses de santé, ou la France est 2e au monde sans que ses résultats de santé publique soient extraordinaires ? Quid du niveau des retraites versus les revenus d’activité ? . Mettre en veilleuse les aspirations écologiques et voir comment continuer à fournir une énergie bon marché aux entreprises, à partir des gaz de schiste et du nucléaire. Plusieurs points de PIB peuvent être gagnés en peu de temps et réinvestis dans le couple compétitivité/sécurité de vie.
C’est peut-être autour de ces perspectives que la compétitivité et la rigueur peuvent être conçus de manière positive. Mme Merkel vient de déclarer: « Nous devons faire preuve de rigueur pour convaincre le monde qu’il est rentable d’investir en Europe ». Mille fois oui, mais si on convainc les peuples que ce sera intéressant pour eux, l’exercice est plus facile. Pour l’instant, il n’a pas été très bien présenté.
(1) Les interventions de la BCE l’ont conduit à s’intercaler entre les banques implantées dans les pays excédentaires et les banques des pays déficitaires. Le système de compensation européen transforme ces relations créanciers/débiteurs en une position comptable au sein de l’Eurosystème (réseau des banques centrales) avec des soldes exponentiels depuis Mai 2007.