Il y a quelques temps de cela, en discutant de mon précédent billet, entre le café et le thé du matin, mon épouse s'interrogeait sur l'origine de l'expression « prendre son temps ». Fidèle à tous les travers des Docteurs en Philosophie, sa question amena plus d'interrogations que de réponses, mais elle était posée et je décidais donc de prendre le temps de rechercher l'origine de cette expression.
Il n'est évidement pas question de faire une recherche exhaustive sur cette expression qui demanderait de consacrer plus de temps que je n'en ai. J'ai donc avec mes propres moyens cherché dans les écrits de Saint Thomas d'Aquin ( un vague souvenir de mes lectures passées sur la notion de temps). En définitif, Saint Thomas d'Aquin ne traite la notion de temps qu'en unité à découper et pour justifier de l'intemporalité de Dieu. Un petit passage par Aristote pour qui le temps n'est que mouvement. Pas grand chose à voir avec la question posée.
En reprenant mes anciennes lectures, je me suis rendu compte que la littérature s’accommodera environ jusqu'au XIXème siècle de « prendre le temps comme il vient » de Jehan Froissart à Balzac (qui en profitera aussi pour prendre les femmes par la taille), il est alors ici plutôt question de s'accommoder à tous les événements sans réelle opposition à la notion de vitesse.
Ce n'est qu'en 1932 que l'académie française fera rentrer l'expression « prendre son temps » dans la huitième édition de son dictionnaire. Un peu tard pour parler d'origine.
C'est la « publicité » qui viendra à mon secours. A partir de 1850 environ le chemin de fer commencera à communiquer sur cette notion de prendre le temps (Partir en sortie. Découvrir de nouveaux territoires à quelques heures de Paris) et parallèlement il y est aussi question de « gagner du temps ».
Remontons un peu... 1837, la première ligne de chemin de fer a déjà à l'époque ses opposants et notamment les amoureux de la calèche et autres voitures à chevaux qui s'indignent de la vitesse « indécente et dangereuse » des premiers trains de voyageurs (30km/h à l'époque tout de même). Ils opposent dès lors, la vitesse folle des premiers trains au plaisir de prendre le temps en calèche.
Pour l'anecdote le Roi Louis Philippe 1er, sensible à l'argumentation sur la dangerosité de la vitesse déclinera l'invitation à inaugurer la première ligne de chemin de fer et laissera sa femme Marie-Amélie de Bourbon prendre le risque d'inaugurer ce premier train (rassurez-vous elle en reviendra saine et sauve !).
Bref, sans m'engager formellement, mais étant donné le faisceau d'indices, il est tout à fait crédible de penser que l'expression « prendre son temps » trouve son origine au moment de la révolution industrielle en France. A bien y réfléchir, cela n'a rien d'étonnant. La vitesse « folle » fait son apparition et l'être humain étant ce qu'il est, il lui est alors nécessaire (vital ?) de s'opposer au progrès et de réfléchir à ses conséquences, il en avait encore le temps à l'époque.
Il aurait été trop simple que je m'arrête à cette conclusion. Sans être Docteur en philosophie, cette question sur l'origine de cette expression amène forcément d'autres interrogations. Parmi ces interrogations, dans un monde où la vitesse prend de plus en plus d'importance, pouvons nous encore prendre le temps ? Et pourquoi prendre le temps ?
En fait, l'ordre des questions doit être inversé. Je commence donc par : Pourquoi prendre son/le temps ?
Dieu vous répondrait qu'il n'a pas besoin de prendre le temps,
La grande partie des gens à qui vous poserez cette question vous répondrons que prendre le temps est une nécessité pour réfléchir et peser les décisions que nous devrons assumer ensuite,
Les Artistes vous répondront que prendre le temps est une partie du processus de création de l'œuvre,
L’Épicurien vous dira que prendre le temps est le summum du plaisir et de la satiété,
L’Exigeant prend son temps pour améliorer ce qu'il est en train de faire,
Celui qui n'a jamais pris son temps devra le faire, un jour, pour vaincre son anxiété et sa déprime,
Pour ma part, c'est un art de vivre, il s'agit de profiter.
La liste des raisons pour lesquelles nous devrions prendre le temps est sûrement aussi longue que nous sommes nombreux, mais le point commun à toutes ces raisons est que nous en avons besoin.
Dès lors, se pose la question de savoir si nous pouvons encore prendre le temps aujourd'hui ? Vraisemblablement non.
Je ne prendrais pas le temps de revenir sur le précédent billet que j'avais écrit (https://blogs.mediapart.fr/ledroitrienqueledroit/blog/280123/lignorance-de-la-vitesse-0) et qui s'interrogeait sur l'influence de la vitesse sur notre quotidien (merci à ceux qui ont apportés leurs commentaires). J'irais à l'essentiel. Nos gouvernants aujourd'hui font en sorte que nous ne puissions plus prendre le temps, il en va de l'économie et de son modèle obsolète, il en va du pouvoir et de sa quête de performance sans intérêt, il en va ainsi de maintenir une ignorance utile à contrôler une nation.
A l'heure où manifester à plusieurs millions de personnes dans la rue ne déclenche que violence et mépris de la part d'un gouvernement aveugle et sourd à l'exigence de bien être que nous sommes en droit d'attendre, « prendre le temps » s'inscrit très clairement dans le cadre plus large d'un mouvement de révolte et de contestation qui n'est ni plus ni moins qu'un mouvement de lutte nécessaire pour se réapproprier l'un de nos droits fondamentaux : celui de disposer de notre temps et donc de notre vie et ainsi, affirmer haut et fort que nous refusons d'être réduit à un simple outil productif au bénéfice de quelques groupes de pression.
Je commence dès ce soir à faire ma liste de toutes mes actions où je prendrais désormais le temps.....