La vie des géants est toujours pleine d'enseignements : il faut dire qu'ils voient les choses avec plus de hauteur que nous.
Vous aviez déjà pu le vérifier à l'occasion de leurs banquets philosophiques, dont je vous avais entretenu autrefois.
Or il se trouvait qu'un jour, trois frères parmi ces géants, connus sous les jolis noms de Stolidien, Estulte et Cécien, allèrent trouver leurs neveu et nièce : le brave Egiste et la belle Nugeamente.
Ils échangèrent quelques nouvelles autour d'un petit goûter et, les choses étant ce qu'elles sont, ils parlèrent un peu de leur petit personnel.
Evidemment, l'ennui, lorsque l'on est géant, c'est que tout semble petit.
"Ah, ne m'en parlez pas" S'écriait la jeune femme avec une consternation profonde. "Je n'ai que deux domestiques, et pourtant je n'arrive pas à en obtenir ce que je veux. Je ne sais pas comment vous faites avec les vôtres!"
Les oncles se moquèrent gentillement d'elle et de son manque d'assurance et d'autorité. Evidemment, commander, c'était un métier difficile, mais cela s'apprend avec l'expérience : elle devait faire preuve de patience et de courage pour ne pas hésiter à sanctionner lorsque cela était nécessaire. Les domestiques sont un peu comme de perpétuels enfants avec lesquels il faut faire preuve de pédagogie et, parfois, de sévérité.
Le petit Egiste, pourtant, était dans le même embarras que sa cousine : "Tout de même, dit-il, je n'ai moi aussi que deux serviteurs, et ce n'est pas qu'ils ne travaillent pas, mais ils me coûtent beaucoup. Les nourrir, les loger, les surveiller... Et tout cela pour quoi? Pour un résultat médiocre. L'autre jour, encore, lorsque je suis rentré, ma soupe me fut servi froide, et mes pantalons repassés uniquement sur la première moitié de la largeur. Ah! Je n'étais pas content et je leur ai fait savoir."
Stolidien, qui comprenait le sérieux de la situation, demanda alors : "Tu dis qu'ils te coûtent cher, mais cela n'est pas normal ! Tu n'as tout de même pas diminué ta ration quotidienne? Tu sais que c'est important pour rester un géant parmi les géants!"
"Non, non, évidemment. Chaque jour est un nouveau festin, et j'y mange un peu plus. Mais disons que si je mange toujours davantage, c'est tout de même un peu moins qu'avant. Et cela ne me semble pas normal!"
Estulte reprit : "C'est même tout à fait inquiétant. L'ordre naturel des choses est une croissance constante de nos rations. Si ce n'est pas le cas, c'est que tes serviteurs ne te servent pas bien : il faut qu'ils travaillent un peu plus ou un peu mieux. Sinon ce n'est pas la peine d'avoir des serviteurs, si c'est pour être moins bien loti!"
"C'est logique", conclut Egiste.
"Mais alors que faire?" demanda Nugeamente, avide de solutions pragmatiques.
"Je crois que j'ai la solution", annonça fièrement Cécien. "En toute chose, il faut procéder par ordre, comme me l'avait appris mon père. Et pour cela, il faut d'abord distinguer les différents problèmes. En somme, mon cher Egiste, tu as deux problèmes : d'un côté, tes serviteurs te coûtent trop cher, et de l'autre, ils ne fournissent pas un travail satisfaisant. C'est bien cela?"
"Tout à fait", répondit le géant, impressionné par une telle hauteur d'analyse.
"Eh bien, maintenant que les problèmes sont bien cernés, il est facile de les résoudre. D'abord, tu renvoie l'un d'entre eux. Ainsi, tu feras des économies. En outre, cela te permettra de mieux surveiller le travail de l'autre : tu pourras ainsi tout inspecter et le contraindre de très près à fournir le travail nécessaire. Il est tout de même payé pour cela, que diable!"
Tous les géants applaudirent à cette solution pleine de bon sens. Décidément, l'esprit de responsabilité et l'intelligence gestionnaire habitaient encore la famille, cela ne faisait aucun doute.
Egiste suivit donc ce conseil. Il renvoya l'un de ses petits domestiques et pressa l'autre de fournir enfin un travail convenable.
Et lorsque celui-ci se plaignait d'être seul, il lui répondait : "taratata, je n'avais plus d'argent pour payer l'autre".
Hélas, le travail était toujours fort insatisfaisant : "Mais bon sang, disait-il à son serviteur, applique toi et travaille un peu plus vite! A quoi tu me sers sinon?" L'autre s'efforçait, mais se plaignait aussi : "Maitre, le problème est un manque de moyens : je suis seul et ne puis pas tout faire!" Alors le géant explosait : "Ah je t'attendais bien là, ingrat, sophiste! Et tu crois pouvoir m'avoir! Je te rappelle que lorsque ton collègue était là, je n'étais pas non plus content du service que vous me rendiez! C'est bien la preuve que la source de tous mes ennuis, c'est une seule et unique chose : la paresse dont vous êtes tous habités, cette terrible inclination, je ne sais pas d'où vous la tenez, qui vous conduit à vous défiler et à rejeter, on en voit encore l'exemple ici, la faute sur les autres!" Et il le corrigeait ainsi vertement.
On a beaucoup à apprendre du monde des géants, tant le simple bon sens paraît peu partagé.