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Billet de blog 28 janvier 2011

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Anticipation : que vive le Système!

Lorsque le président des Etats Fédérés du Monde prononça son discours inaugural, l'annonce des premières délocalisations sur Mars passa un peu inaperçue.

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Lorsque le président des Etats Fédérés du Monde prononça son discours inaugural, l'annonce des premières délocalisations sur Mars passa un peu inaperçue.

Il faut dire que l'habitude avait depuis longtemps été prise de considérer les anciennes colonies comme des repères de pauvreté, de barbarie et de dictature, avec lesquels, certes, il est bon de commercer ou de faire du tourisme, mais que l'on ne saurait tout de même considérer comme des concurrents sérieux.

Dans son discours, d'ailleurs, le président se montrait résolument optimiste, et il avait quelques raisons de l'être. Cela faisait désormais un siècle que les crises se succédaient et, toute chose tendant à l'équilibre, cela ne pouvait raisonnablement plus durer. Il pensait ainsi être arriver au bon moment : non pour rétablir la situation, ce dont il se savait bien incapable, comme tout le monde, mais pour profiter du rebond naturel.

Les médias de leur côté ne tarissaient pas d'éloge, mis à part, évidemment, quelques râleurs, toujours les mêmes, qui, dépassés par l'histoire en marche, ne réussissaient plus qu'à vomir dessus. Bref, des réactionnaires, voire pire, des xénophobes qui osaient ne pas se réjouir à l'idée d'un gouvernement mondial.

On avait pourtant eu bien du mal à le mettre en place, ce gouvernement. Il avait fallu des élites courageuses pour accompagner ces réformes nécessaires mais difficiles. C'est qu'il est toujours pénible de devoir faire faire des sacrifices aux autres, mais bon, pour guérir d'un mal, l'on est bien obligé d'ordonner des remèdes, aussi amères qu'ils soient. Alors on avait peu à peu élargi les pouvoirs des instances internationales et réduits ceux des Etats. Les peuples avaient bronché, et il avait fallu beaucoup de diplomatie pour les conduire peu à peu à cette diminution de leur souveraineté.

On se souvient encore du merveilleux et émouvant discours du président de France - ce pays si rétif - expliquant que le prix de la démocratie était lourd à payer mais qu'il le fallait pour le bien du Monde. Certains se demandaient encore s'il voulait dire par là qu'il fallait sortir de la démocratie française, d'autres, moins mauvais esprit, rappelait que le Monde aussi pouvait être démocratique.

Heureusement, dans cette entreprise, les gouvernants eurent le soutien indéfectible des grandes entreprises et des marchés qui, toujours, se plaignaient des Etats et en appelaient à une régulation mondiale. Et ils étaient bien patients : cela mit des années et des années, mais inlassablement, ils le réclamèrent. Et pour y pousser encore plus fortement, ces esprits visionnaires délocalisaient leur entreprise dans les endroits un peu trop délaissés et qu'il fallait pourtant bien aussi intégrer à la constitution du Monde nouveau.

Aussi lorsque les premières entreprises partirent pour Mars, un observateur averti aurait pu déceler qu'un nouveau cap avait été franchi, un nouveau plan d'Humanisme mondial allait se répandre, non plus dans le monde, mais dans l'univers.

L'économie, c'est cela : le formidable moyen de répandre partout les valeurs modernes.

Le président du Monde eut un peu de mal à finir son discours. Alors qu'il n'en était qu'à la moitié, le parterre de ses amis avait commencé à l'acclamer, le pensant arrivé à la fin. Mais, en diffusion internet, cela n'en soulignait que plus la ferveur populaire.

C'est plus tard que les ennuis commencèrent : le président, qui avait été choisi surtout pour sa facilité à faire des belles phrases et des raisonnements logiques - après tout, cela faisait bien longtemps que ce n'était plus les politiques qui dirigeaient la vie des gens - se mit à réfléchir tout haut face aux journalistes. Suivant la bonne formule inaugurée bien avant lui, il répondait à des questions par des questions sans appel : on lui reproche unepolitique sécuritaire? Voulez-vous donc que les vieilles dames continuent à se faire voler? Et les jeunes à se faire violer? On lui demande si ses réformes ne sont pas un peu trop hâtive et mal conçues. Voulez-vous donc qu'on en reste à la situation d'avant, où cela ne marchait pas?

Et puis il y eut cet exploit, salué par tous, où dans la même émission, il posa aux journalistes deux questions contradictoires : "Croyez-vous que l'on puisse correctement diriger une administration si lourde et si massive? On ne conduit pas un porte-avion comme une goélette!" et interogea peu après : "Croyez-vous qu'on puisse se passer de l'Organisation Mondiale que j'ai l'honneur de présider? Qu'un seul petit pays, avec ses seuls moyens et ses seuls habitants peut être gouverné de manière efficace face à l'Inde ou la Chine? On ne gagne pas la guerre avec une goélette, mais avec un veritable porte-avion!"

Sur le moment, il ne semble pas que le président se soit rendu compte de l'effet produit par ses contradictions, de plus en plus rapprochées : cela faisait trop longtemps, en réalité, qu'il récitait ce qui était écrit pour lui, pour qu'il y porte encore attention. Demande-t-on à un acteur de rendre compte de ses paroles? Ce qui importe, c'est la sincérité, l'émotion, le jeu, quoi!

Hélas, ce ne fut pas l'avis de tout le monde. Et certains commencèrent à s'inquiéter de son manque de prudence. Dans son entourage, on lui expliqua qu'il devait faire plus attention à ne pas avoir l'air de dire n'importe quoi. Ce à quoi il répondit que, de toute façon, les gens avaient parfaitement compris ce qu'il voulait dire car le bon sens était de son côté.

Et il n'avait pas tort : la fin d'une politique démocratique et républicaine n'avait pas mis un terme à la démocratie culturelle, heureusement, car c'est là une chose bien plus importante - faire en sorte que le peuple et les élites aient la même culture, et le même bon sens. Cela comble le fossé qui pourrait les séparer et plaît extrèmement à l'aspiration de tous à l'égalité, qui, si elle admet que tous ne fassent pas la même chose, ne comprend pas qu'on puisse avoir un langage et des reflexions différentes et complexes. Le snobisme intellectuel avait été presque partout éradiqué et c'était tant mieux.

Malgré tout, les peuples frémirent à nouveau lors du second discours du président : "Mes biens chers amis, l'économie, vous le savez, va mal. J'ai réuni un comité d'expert, car, au fond, je suis comme vous, moi, je n'y comprends rien. Alors je leur ai demandé : que dois-je faire? Et je leur ai promis que je suivrais à la lettre leurs recommandations. Heureusement, j'ai le sens des responsabilités et je sais que c'est à vous que je dois de diriger le Monde. Et cela, sachez le, je ne l'oublierai pas : mon bonheur ne me rend pas ingrat, non! Alors, évidemment, les paroles s'envolent, et vous l'imaginez bien, je ne vais pas faire tout ce que j'ai promis. Nous ne sommes plus des enfants à se raconter des histoires. Pour autant, je retiens une chose importante de ce comité d'experts, une chose qui m'a paru, au fond, évidente et fondamentale, au point que je désire, cher peuple, vous associer à moi. Voyez-vous, l'heure est grave et une vision nous est enfin offerte pour sortir du bout du tunnel que nous devinions depuis maintenant 80 ou 85 ans. Désormais, nous allons unifier politiquement et réguler le Système Solaire! Ainsi, l'économie pourra fonctionner à nouveau. Voyez, c'est si simple, nous nous étions seulement arréter en cours de route! Mes amis, soyez comme moi, ayez confiance! Avec de la volonté et des sacrifices, nous viendrons à bout de ce beau, grand et nouveau projet : Vive le Système Unifié!"

Rapidement ce mot d'ordre envahit les panneaux d'affichages, les écrans publicitaires et les discussions politiques : "vive le Système, vive le Système unifié". Evidemment, il y eut là encore des gens pour ne pas saisir quel était le sens de l'histoire.

Le peuple du monde, d'abord, surprit un peu les dirigeants : il se trouva qu'il avait plus de mémoire que prévu et qu'il se souvint qu'une telle construction, au niveau mondial, aurait déjà dû les sortir de la crise. Et puis surtout, le "système" c'était moins glamour que "le monde". Alors on mit les communicants à contribution, car il ne fallait tout de même pas laisser les gens trop longtemps réfléchir. Ils n'étaient pas faits pour cela, on ne pouvait jamais prévoir ce qu'il en sortirait et ils risquaient ainsi de compromettre le grand et beau projet.

Malgré tout, le doute s'était installé, et aucun autre slogan ne fut bien efficace. On avait cru un moment que "tous unis sous le soleil" pourrait faire diversion mais l'ombre du scepticisme planait toujours.

Alors le président prit une initiative : puisqu'il fallait rassurer le bon sens populaire, qui mieux que lui pouvait le faire?

Il convoqua la presse et fit une annonce tonitruante :

"Mes chers amis de la presse, et vous tous amis devant qui je suis responsable, je comprends votre inquiétude. Et je sais bien qu'ici ou là, on se moque de vous, car l'élitisme méprisant n'est pas mort. Mais, vous me connaissez, j'observe, j'écoute et je réfléchis moi aussi et je comprends les choses, comme vous, vous les comprenez. Alors, vous avez raison de ne pas vous laisser embobiner par tous ces publicitaires de seconde zone, ces analystes à la petite semaine qui font mine, parce qu'ils y ont intérêt, mais si, qui font mine de ne pas comprendre le problème. Evidemment, le Système ne se mettra pas en place du jour au lendemain et vous avez bien raison de craindre que d'ici là, les progrès de la technique des transports et des communications étant tels qu'ils sont, d'autres planètes encore seront colonisés. Et pourquoi s'arréter au Système? Qu'est-ce qui nous assure alors qu'il ne faudra pas ensuite unifier la galaxie? Eh bien rien du tout, chers compatriotes, rien ne nous l'assure - ou plus exactement rien ne nous l'assurait jusqu'à aujourd'hui!"

Il y eut un moment de flottement. Les conseillers du président lui avaient demandé de préparer une autre réponse, plus ambitieuse : on allait se lancer nous-mêmes dans la conquête de la galaxie pour ne plus avoir à unifier ensuite. Mais le président était assez réticent : "et si on me dit que les colonies finissent toujours par prendre leur liberté? Qu'est-ce que je réponds qu'on fera?" "Eh bien, fit, assez géné, le conseiller, qu'on unifiera ensuite à nouveau..." "Non décidément, ce n'est pas une réponse sérieuse, je suis, certes, bonhomme, mais je tiens à avoir un bon texte" avait conclu le président.

Alors on ne savait pas ce qu'il avait concocté, et il y eut là un moment de flottement.

"Oui, rien ne nous l'assurait jusqu'à aujourd'hui. Car j'ai découvert, chers amis, un moyen de se protéger des concurrences déloyales, des agressions extérieurs, ou au moins, d'en diminuer les dégats. Nous allons créer le Système. Et si jamais il y a encore de nouvelles pratiques économiques barbares à l'extérieur, et qu'elles ne veulent pas jouer le jeu de nos règles de droit, nous créerons des frontières administratives pour les distinguer de nous! Et alors, ils paieront des droits, on leur rendra coup pour coup et si certains veulent s'amuser encore à affamer la population, à faire des profits sur votre dos ou sur le dos des autres par une concurrence sociale déloyale, ils devront en rendre compte devant la justice!"

Après un moment d'ahurissement, il y eut des applaudissements dans les chaumières en plexiglas qui s'étaient multipliés dans les zones urbaines et aussi, chose curieuse, dans les campagnes. Il est vrai qu'elles étaient en partie payées par les services sociaux mondiaux pour les foyers les plus défavorisées.

En revanche, dans l'entourage du pouvoir, ce fut l'indignation. Des frontières? Mais qu'est-ce que c'était que ça? On allait voir les plus érudits pour être sûrs d'avoir bien compris. C'était bien des sortes de droits de douanes dont il avait parlé? Et d'une souveraineté du droit, appuyé sur la force, en plus? Mais était-il devenu fou? Une politique économique! Une véritable politique économique! C'était cela qu'il avait annoncé. On n'en avait plus vu, et on n'en avait plus même évoqué sérieusement l'idée, depuis des décennies!!

Un vent de panique souffla. Etait-il donc sérieux? Le président, comme à son habitude, avait eu l'air sincère lorsqu'il parlait. Mais il avait dit tellement de choses contradictoires dans sa vie qu'on ne savait plus. Enfin, là, c'était tout de même la dernière annonce en date, et quelle annonce!

On le pressa de questions, puis on cessa de le faire. D'abord parce qu'on espérait ainsi faire oublier l'événément. Sait-on jamais, noyée dans d'autres actualités, la mauvaise passe serait peut-être effacée. Mais surtout parce que le peuple avait écouté et, ce qui est toujours dangereux, en avait déduit quelque chose.

Il s'était dit que si une politique économique, avec des frontières et tout et tout, était possible au niveau du Système, il ne voyait pas pourquoi ce ne serait pas possible au niveau du Monde. Cela devenait inquiétant : avec de telles idées, on risquait non seulement de compromettre les affaires à venir, mais surtout de freiner les affaires actuelles et de diminuer les profits immédiats. Une hérésie!

Alors on invita le président à une grande émission de divertissement. Joueur et sympathique, il montra ses talents de danseur et fit même un peu de claquettes. La population l'aimait plus que jamais. On alla jusqu'à lui proposer d'animer une émission. Ce qu'il fit, car, après tout, il y défendrait mieux que personne l'intérêt général, puisque c'était son métier. Malheureusement, on ne reste pas star toujours. Il eut la maladresse d'inviter un rockeur sur le retour et de lui poser des questions inconvenantes. Il y eut des protestations et il reçut même des lettres de menace. Il décida de se retirer de la vie médiatique, mais son image était déjà trop profondemment entamée. Lorsqu'il fallut réformer les retraites, pour les sauver pour la 135ième fois, et passer l'âge de départ de 78 ans et 6 mois à 78 ans et 9 mois, il y eut une bronca contre lui. Quelques traitres bien choisis pour la circonstances firent le reste : il perdit les élections l'année suivante.

On aura beau dire, il est tout de même rassurant de se savoir en démocratie.

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