Certes Spielberg n’est pas le plus subversif des cinéastes, et il n’y a sans doute pas une goutte d’alcool dans ses premiers films. Mais comparé aux Goonies, qui en est la référence la plus appuyée, Super 8 ressemble au Canada Dry : symboliquement, il lui manque l’alcool, l’ivresse qui déplace les lignes et libère les énergies, jubilatoires et rageuses, sexuelles et sociales – et qui donnait à l’original une saveur unique et le statut d’œuvre « culte ». Symptomatique de l’époque, Abrams nous livre un conte totalement aseptisé et droit dans ses bottes.
JJ Abrams déclare partout que son film n’est pas qu’une simple compilation des grands films du Spielberg 80s. Il a tort. Super 8 n’est que cela : la mise bout a bout, avec une grande maitrise stylistique, des ingrédients, plans et scènes, de trois grands films : E.T., Rencontres du Troisième Type et les Goonies (réalisé par Donner mais produit par Spielberg). On pourrait y ajouter Starman, mais celui-ci, réalisé par Carpenter, appartient à une autre galaxie (si vous me passez le jeu de mot…). La seule chose qui aurait pu faire que Super 8 dépasse le statut d’hommage (et évite de tomber dans la copie), c’était cette idée brillante de film dans le film, de confrontation au format amateur – C’est ce programme « super8 » qui aurait pu lui donner le statut de film « méta », comme un Scream qui réinvente un genre usé. Mais comme on l’a vu, grâce au très bel article d’Emmanuel Burdeau, ce programme ne débouche sur rien, et pire encore, Abrams l’abandonne en cours de route … ne reste donc plus que la comparaison avec les originaux, et c’est là que le film se révèle encore plus décevant - et symptomatique d’une époque aussi lessivée que policée (et c’est d’ailleurs bien la Police, via le père du héros, qui joue ici un rôle clé).
Les Goonies est un film étrange de 1984, produit par Spielberg et réalisé par Donner, son homme de main. Il raconte l’Aventure (avec un grand A) de gamins désœuvrés d’une petite banlieue de l’Amérique reaganienne qui se lancent, en même temps que trois malfaiteurs échappés de prison, à la recherche d’un trésor abandonné 4 siècles plus tôt par le fameux pirate « One-Eyed Billy ». Le film est entièrement tendu vers sa résolution, comme la corde d’un arc, à la manière de certains Raoul Walsh. Conçu comme un jeu vidéo (ou un parc d’attractions) il enchaine les « plateaux » et les scènes d’action à la manière de ces inventifs engrenages qui peuplent le film : les pièges de One-Eyed Billy ou les ingénieux dispositifs inventés par les gamins pour ouvrir une simple porte (une boule tombe sur une balance qui déclenche un levier, etc…)…
De toutes les références de Super 8, Les Goonies est la plus prégnante : on y retrouve la même bande de gamins, les mêmes BMX, la même poursuite dans des tunnels, la même confrontation avec un monstre gentil.
Mais là où Les Goonies fait preuve d’une énergie quasi-subversive, sexuelle et sociale, qui fait bouger les lignes (et c’est en cela qu’il a sa place dans ce blog qui veut se consacrer aux questions de genre), Super 8 opère un lessivage systématique qui le vide de toute verve, substance et magie.
- d’abord, les gamins : si le rêveur/leader ne change pas, une première dépression apparaît avec la transformation du gros Chunk des Goonies, sympathique, maladroit et plein d’énergie, toujours débordé par son appétit, en enfant obèse, tyrannique et frustré, franchement pas sympathique. Chez Abrams comme en 2011, l'obésité est punie. De même pour le mini-inspecteur gadget des Goonies, un gamin d’origine chinoise dont l’imper et le sac-à-dos recèlent des trésors d’inventivité (pinces à ressort et autres projectiles automatisés) transformé dans Super 8 en blondinet dont les seuls gadgets sont des pétards et des fusées...
- Ensuite les méchants : les Goonies (le film) opère ici son premier véritable trouble du genre avec le personnage de la Mamma Frattelli, dont on reste persuadé, jusqu’au générique, qu’elle est jouée par un homme, tant sa gueule patibulaire, sa voix rauque, ses gros bras tatoués et sa carrure de catcheur la font passer pour un gangster qui se serait travesti pour échapper à la Police. Elle est LE vrai méchant du film, leader cruel et cerveau de ses deux brigands de fils légèrement décérébrés… Un renversement des genres assez incroyable dans un film grand public pour enfants, 30 ans avant Lady Gaga. Rien de tout cela, évidemment dans Super8, où les hommes sont bien des hommes et les femmes… euh, y’en a pas !
- Autre pilier du film, la relation ambiguë entre Chunk et Sloth, LE monstre des Goonies, troisième fils caché de la Mamma Frattelli, un colosse enchaîné au visage défiguré, façon Elephant Man. Réunis autour de leur amour du chocolat, le gamin et le géant vont devenir compagnon de route. Dans une scène assez incroyable, l’ogre embrasse le gamin sur la bouche (certes sans sensualité, et uniquement dans un élan incontrôlé de « bête » à peine civilisée). Plus tard,après être passé entre les jambes du monstre, la tête serrée entre ses cuisses, tandis que l'ogre retient un rocher qui menace de s’effondrer, Chunk et Sloth se déclarent leur amour réciproque (« I love you, Sloth », « I love you too ») et décident de vivre ensemble à la fin du film. Chunk« adopte » Sloth comme un animal de compagnie certes, mais Sloth est un homme, pas un chien… Bien sûr il n’y a rien d’ouvertement sexuel là-dedans, mais il suffit d’être familier des contes pour savoir la portée symbolique de telles scènes. En clair : l’un des gamins s’installent avec l’ogre après lui avoir déclaré son amour. On est 20 ans avant Shrek, que tout le monde considérait à l’époque comme révolutionnaire. Evidemment Super 8 fait l’impasse sur ce genre d’ambigüités.
- Les Goonies est aussi, comme tous les contes, une histoire d’accomplissement de soi, de passage à l’âge adulte, et d’éveil à la sexualité. Le jeune héros, dans une scène d’anthologie, se retrouve, à la faveur de l’obscurité d’une grotte dans laquelle la bande s’est perdue, à embrasser la future petite amie de son grand bellâtre de frère. Tandis que la jeune fille pense embrasser pour la première fois le beau gosse qu’elle a en vu, et qu’elle a volontairement entraîné dans ses bras, le jeune garçon pré-pubère « met la langue » pour la première fois à la place de son frère, et la jeune fille trouve ca « merveilleux ». Des filles qui prennent les devant, des gamins qui embrassent « comme les grands », les Goonies fait preuve d’une rare liberté, totalement absente de Super 8, dont le héros, très chaste, troublé par la ravissante Elle Fanning, n’ira jamais jusqu’à l’embrasser, à peine l’enlacer et lui prendre la main.
A l’image de Mouth, le gamin grande gueule de la bande, qui, traduisant les instructions domestiques de la mère du héros à sa femme de ménage, débite à « Rosalita » des atrocités qui lui font pousser des cris d’horreur (« ici on range la coke et le cannabis, là c’est la salle de sévices sexuels de monsieur, etc… »), Les Goonies fait preuve d’un audace et d’une énergie incroyables qui débordent les lignes et entraine son public dans un tourbillon où se troublent les genres, les identités, les normes et les mœurs. C’est à ce prix là que s’opère le « coming of age », le passage à l’âge adulte, la sortie de l’enfance véritable. C’est l’innocence et la fraicheur même des gamins qui les poussent à franchir les frontières morales, comme les obstacles de One Eyed Billy, et, au final, à perdre cette innocence pour devenir de jeunes hommes.
Comme en écho inverse aux délires de Mouth, les gamins de Super 8, bien sages, s’écrient « drugs are soooo bad ». Abrams a livré son programme : Super8 n’a pas d’innocence, ni de fraicheur. Super 8 est un film de poseur, pas de jouisseur. A l’image de Abrams qui « refait le film », les gamins de Super 8 sont plus les enfants de la Star Ac que ceux des années 80. Si tous les enfants de Spielberg sont fascinés par les écrans, c’est qu’ils sont fascinés par les histoires. Jamais on ne les voit « passer le pas » de s’envisager Stars et réaliser leur propre film, comme dans Super 8. Les Goonies cherchent à s’échapper du réel. Dans Super 8, les gamins cherchent avant tout à être des stars (et le casting d’Elle Fanning n’est à cet égard pas innocent, si douée et magnifique soit elle).
Mais le plus incroyable, sans doute, c’est la portée sociale, l’attaque frontale à l’Amérique de la finance que Les Goonies représente - et qui démontre s'il le fallait que déranger l'ordre sexuel, c'est toujours déranger l'ordre politique. Dès le début du film, on sait que ces gamins désœuvrés se lancent dans leur chasse au trésor parce que le butin représente leur seul espoir d’échapper à la saisie de leur maison par les huissiers des instituts de crédit que leurs parents ne peuvent plus rembourser (le père du héros travaille au musée d’histoire de la ville). Les Goonies, poursuivis par des brigands, sur les traces d’un pirate, sont eux-mêmes des « laissés pour compte », qui n’ont pour eux que la folle énergie du désespoir. Dans une scène bouleversante de face-à-face avec le squelette du pirate One Eyed Billy, le héros comprend qu’il est lui même un pirate, que One Eyed Billy (qui échappait aux contrôleurs financiers des Océans), c’est lui, et qu’ils sont de la même trempe mais surtout de la même classe – pour toujours sur la ligne mouvante, échappant aux ordres d’un monde contrôlé par les riches.
Dans son mime pathétique de cette même scène, Super 8 ne fait dire à son héros qu’un triste « shit happens, life goes on », face-à-face avec le monstre (qui, insiste Abrams, a les yeux de sa mère défunte, incrustés via la 3D, comme si cela excusait la platitude de la tirade) … c’est ca la morale de Super8 ? Pour le reste, une opposition mollassonne entre les flics locaux et la méchante armée fédérale (qu’on a vus au moins 1000 fois depuis 30 ans à Hollywood) ? Mais rendant hommage à un film qui, 30 ans avant la crise des subprimes, faisait de l’énergie créatrice et bouillonnante des enfants la meilleure réponse à la violence financière, Abrams n’a que ca a nous dire « Shit Happens, Life Goes On ? »?
Subjugué par le fameux rayon bleu spielbergien qu’Abrams s’acharne à reproduire, ma génération (les trentenaires qui ont grandi avec Spielberg) semble faire un triomphe à Super 8, un film à la pose aguicheuse, stérile et bien rangée… Faut il que la nostalgie soit si forte pour qu’elle masque le vide de la proposition d’Abrams, qui, à la manière d’un Disney aseptisant les contes de Grimm, a vidé nos rêves de leur énergie frondeuse, et les films de Spielberg de la folie cruelle et révoltée qui les habitait ?
Si même nos contes sont aujourd’hui si pauvres, alors effectivement, comme chantait Noir Désir déjà à l’époque, ici « il y a des chances que rien ne bouge »…