Il y a deux ans, début 2014, j'ai eu l'envie d'écrire à des députés de la Commission finances de l'Assemblée nationale (appartenant à l'actuelle majorité parlementaire) parce que j'enrageais dans mon coin de ne voir aucune action publique substantielle lancée pour lutter contre l'évasion fiscale. Cette évasion fiscale qui tarit les ressources de l'Etat et contribue à laminer chaque jour un peu plus nos services publics.
A partir des propositions du jeune et talentueux économiste Gabriel Zucman, développées dans son livre "La richesse cachée des nations - enquête sur les paradis fiscaux" j'ai demandé à ces députés d'interpeler le minitsre de l'économie de l'époque (Moscovici) pour porter ces propositions à l'ordre du jour d'un Conseil Ecofin de l'Union européenne : donc rien de vraiment révolutionnaire.
J'ai envoyé trente courriers sans recevoir de réponse. Alors j'ai fait trente relances par voie électronique et j'ai eu deux retours. Deux retours vraiment indigents parce que l'on ne répondait pas à ma question et que l'on enfilait des propos lénifiants sur un sujet qui ne fait l'actualité qu'au moment des crises financières ou des fuites de noms connus dans les médias.
Cette expérience m'avait un peu démoralisé. Je me disais des trucs comme : mais alors, quel avenir pour nos enfants avec une telle incurie de la représentation nationale ? Bref, des trucs déprimants.
Et puis depuis il se se passe des choses, il se fait des choses, il s'écrit des choses. Comme dans le récent papier de Lordon du Monde diplomatique, "Pour la République sociale" :
"La seule chose dont nous pouvons être sûrs, c’est qu’aucune alternative réelle ne peut naître du jeu ordinaire des institutions de la Ve République et des organisations qui y flottent entre deux eaux le ventre à l’air. Cet ordre finissant, il va falloir lui passer sur le corps. Comme l’ont abondamment montré tous les mouvements de place et d’occupation, la réappropriation politique et les parlementarismes actuels sont dans un rapport d’antinomie radicale : la première n’a de chance que par la déposition des seconds, institutions dont il est désormais établi qu’elles sont faites pour que surtout rien n’arrive (...)"
Alors forcément on retrouve un peu espoir. On se dit que tout n'est pas complètement cuit.
Ci-dessous le courrier envoyé en 2014. Evidemment, les propositions de Gabriel Zucman sont toujours là. Pour le jour où l'exécutif et le législatif se mettront au service d'autres intérêts que ceux de l'oligarchie.
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Monsieur le Député,
Je me permets de vous écrire au sujet des paradis fiscaux et des solutions qui pourraient être envisagées afin de limiter leur impact sur la dégradation actuelle des finances publiques.
Le rapport de la commission d'enquête du Sénat sur l'évasion fiscale et les actifs hors de France chiffrait en 2013 entre 30 et 36 milliards d’euros le coût minimum pour l’Etat français de l’évasion fiscale. Ce rapport précisait toutefois que « cette évaluation ne compren(ait) pas toute une série de risques » et estimait que le montant de l’évasion fiscale serait plutôt de l’ordre de 50 milliards d’euros.
Depuis la publication de ces résultats, un autre travail d’enquête est venu compléter et approfondir notre connaissance du fonctionnement des paradis fiscaux. Il s’agit des travaux de M. Gabriel Zucman, professeur à la London School of Economics et chercheur à l’université de Berkeley. Son enquête sur les paradis fiscaux a donné lieu à la publication d’un livre intitulé « La richesse cachée des nations » dont le sérieux a été salué au niveau international.
Dans ce livre, Gabriel Zucman indique que des solutions existent et il préconise même un plan d’action en trois volets. En suivant ce plan d’action, la mesure qu’il conviendrait de prendre en premier lieu est la création d’un registre mondial des titres financiers indiquant sur une base nominative qui possède chaque action et chaque obligation. Il s’agirait donc de créer un cadastre financier au niveau mondial. De tels registres existent déjà dans des entreprises privées comme Clearstream et Euroclear.
Sur un plan opérationnel, ce cadastre financier ne peut pas fonctionner sans un échange automatique d’informations entre pays, cette mesure correspondant au deuxième pan du plan d’action. Les paradis fiscaux s’y opposent jusqu’à présent farouchement car pérenniser le secret bancaire leur permet de continuer à attirer les capitaux. Cet échange d’informations entre pays ne peut donc être mis en œuvre que si des menaces proportionnées pèsent sur les paradis fiscaux et donc que si un rapport de force international se constitue pour faire cesser leurs activités.
Selon les calculs de Gabriel Zucman et en suivant un exemple qu’il prend, la France, l’Allemagne et l’Italie peuvent contraindre la Suisse à abandonner son secret bancaire en imposant des droits de douane de 30 % sur les biens importés de ce pays, ce chiffre correspond aux 15 milliards d’euros de recettes fiscales annuelles dont sont privés ces trois pays par la Suisse. Cette mesure qui n’aurait pas une visée protectionniste et serait davantage une menace ne contreviendrait pas aux règles de l’Organisation mondiale du commerce, car celles-ci prévoient que les pays sont en droit d’imposer des représailles égales au préjudice qu’ils subissent, le secret bancaire étant une forme déguisée de subvention ; il donne en effet aux banques offshore un avantage concurrentiel déloyal.
Le troisième volet du plan d’action est l’institution d’un impôt global progressif sur les fortunes rendu possible par la création d’un cadastre financier mondial. Cet impôt mondial pourrait être mis en place en s’appuyant sur les moyens techniques du Fonds monétaire international ; il permettrait de diminuer drastiquement l’évasion fiscale des plus fortunés. A cette heure, 8 % du patrimoine mondial des ménages est placé dans les centres offshore, soit 5.800 milliards d'euros, dont 80 % seraient non déclarés.
De plus en plus de politiques publiques sont inspirées par la seule recherche d’économies trop souvent aveugles et sans réelle vision de long terme. Il est ainsi prévu de lancer un nouveau train d’économie de 50 milliards d’euros en donnant la priorité aux coupes dans les dépenses sociales, ce projet faisant suite aux économies déjà faites dans le cadre de la révision générale des politiques publiques (RGPP) initiée sous la précédente majorité parlementaire.
Pourtant, sans l’évasion fiscale massive permise par le secret bancaire, la dette publique de la France ne s’élèverait pas à 95 % du PIB mais à 70 %, ce qui correspond au niveau d’avant la crise financière. Ces économies qui entravent chaque jour un peu plus le fonctionnement et la pérennité des services publics ne se feraient donc pas dans le même contexte et n’auraient pas le même impact sur nos concitoyens les moins aisés.
L’objet de ce courrier est de vous demander si vous pouvez, en tant que membre de la commission des finances de l’Assemblée nationale sensibilisé à la lutte contre les paradis fiscaux, interroger par oral ou par écrit le ministre de l’économie et des finances pour d’une part connaître sa position sur cette proposition de plan d’action et d’autre part lui demander de mettre tout ou partie de ce projet à l’ordre du jour d’un des Conseils ECOFIN à venir, l’Union européenne étant l’échelon auquel ce type de mesures doit être discuté.
Ne pas lutter aujourd’hui contre les paradis fiscaux augmente les injustices qui chaque jour remettent un peu plus en cause l’équilibre de nos sociétés démocratiques. Il existe des causes structurales à la déliquescence du pacte social et les paradis fiscaux en font partie au premier chef. Au-delà des déclarations d’intentions que l’on a pu entendre depuis 2008, il est grandement temps d’obtenir des avancées concrètes. Il en va de notre responsabilité partagée devant les générations futures.