"Quand vous voulez qu'une foule se tienne à carreau, vous en fusillez un. En général, les autres se tiennent tranquilles."
Pour nombre de commentateurs et de journalistes, l’affaire semble entendue:
Marisol Touraine est de gauche, et sa Loi Santé regorge de mesures sociales dont le Tiers Payant généralisé est la plus emblématique. Les médecins, « de droite, forcément de droite » , s’opposent à ces avancées sociales. Et plus ils s’y opposent bruyamment, plus on peut les classer sans hésitation « à droite de la droite ».
Au risque de créer chez certains commentateurs un début de dissonance cognitive, j’aimerais m’arrêter sur une question jamais traitée au fond dans les média, celle des arrêts de travail injustifiés.
Jusqu’à l’arrivée à la tête de l’Assurance-Maladie en 2004 de Frédéric Van Roekeghem, ancien auditeur d’AXA nommé par Jacques Chirac, le pourcentage d’arrêts de travail litigieux était de 2%. Très rapidement, le chiffre d’arrêts de travail injustifiés va être chiffré à 12%. Les mots ont un sens, la com de l’ancien assureur aussi. Sous prétexte que « c’est en changeant tous un peu qu’on peut tout changer », « litigieux » devient « injustifié ». Une différence de point de vue entre médecin soignant et médecin contrôleur est transformée d’emblée en fraude.
J’ai déjà révélé, sur ce blog, et jusque devant Frédéric Van Roekeghem lui-même, étrangement crispé sur le plateau d’Yves Calvi à C dans l’air en 2011, les dessous des manipulations orchestrées par les caisses. Sous Nicolas Sarkozy, la « responsabilisation des patients », ce discours punitif des politiques de droite, fut étayé par l’instrumentalisation des données de la CNAM sur « les fraudes aux prestations sociales »: Frédéric Van Roekeghem mit en oeuvre une falsification des chiffres en inventant le désaccord du médecin-conseil sur un arrêt de travail virtuel jamais demandé par le médecin ni pris par le patient. Ou comment gonfler les chiffres donnant raison à Sarkozy et autres Wauquiez, et stigmatiser ces médecins commerçants délivrant contre rémunération des arrêts complaisants à des patients malhonnêtes… reproduisant ainsi le sempiternel discours patronal tenu dès 1948 par la Chambre de Commerce de Paris, ancêtre du MEDEF: « La Sécurité sociale est devenue pour l’économie une charge considérable. Les salariés ont profité de traitements dont ils n’avaient peut-être pas un besoin certain, la moindre maladie a été le prétexte de repos. L’absentéisme s’est développé. »
La procédure n’a jamais cessé, comme l’a noté sur mon blog un de mes fidèles informateurs, petite main des services administratifs de la CNAM, pas dupe du contrat orwellien qu’acceptent tacitement nombre de médecins-conseils: taper sur les soignants pour remplir les objectifs de la direction, au prétexte de sauver l’Assurance-maladie solidaire.
La Sécurité Sociale multiplie ainsi les procédures envers des médecins considérés comme « délinquants statistiques ». Alignant les chiffres et les moyennes, elle cible des praticiens dont l’activité paraît statistiquement trop écartée de la norme. Il ne s’agit aucunement de discuter la justification médico-sociale de chaque arrêt, mais de considérer globalement qu’une déviation par rapport à la moyenne représente une déviance à redresser. Le praticien est convoqué et mis devant le fait accompli par une caisse juge et partie: soit il accepte d’être mis sous tutelle provisoire (reconnaissant ainsi de fait un abus de prescription) pendant quelques mois en s’engageant à réduire d’un pourcentage déterminé à l’avance ses arrêts de travail pendant la période, auquel cas, ayant rejoint le vaste troupeau il sera tiré d’affaire, soit il refuse et pourra encourir une pénalité financière pouvant atteindre plusieurs milliers d’euros. Tout ceci est présenté par les garde-chio….. pardon, les contrôleurs de la Caisse comme une simple démarche administrative, « un accompagnement ». Les tentatives d’explication de médecins déstabilisés par ces accusations, et cherchant d’une manière pathétiquement humaine à justifier leur pratique, leur souci des patients, leur type de patientèle ou leur mode de travail, sont systématiquement balayées. Les chiffres parlent, le ratio indemnités journalières/consultations est trop élevé.
Aux médecins accusés, dont certains sont profondément bouleversés tant l’accusation de nuire au bien commun leur est insupportable au vu de leur pratique et de leur vocation, les accusateurs demandent avec agacement de ne pas se complaire dans leur affect: « Il n’y a là rien de personnel, ce sont juste les chiffres ». Lorsque certains d’entre eux menacent de cesser leur activité, de « déplaquer », parce que la double-contrainte leur est insupportable ( faire semblant de soigner chaque malade comme un individu, mais appliquer globalement sans le dire les consignes des caisses pour tenir des objectifs comptables, quitte à pénaliser les patients) , les contremaîtres réagissent avec mépris: « Reprenez-vous, c’est simplement une procédure administrative. Et ne venez-pas nous faire du chantage! » Tant il est pénible, quand on est le bras armé de la Matrice, d’entrevoir un instant sa responsabilité individuelle dans l’écrasement de l’autre.
Il ne s’agit pas pour eux de traiter le dossier de chaque patient, mais globalement de faire rentrer le « délinquant statistique » dans le rang. De faire courber la tête pour maintenir l’ensemble des praticiens sous le joug, de les inciter collectivement à lever le stylo au moment de prescrire, en remerciant silencieusement le Ciel que la sanction soit tombée sur un bouc-émissaire. Certains représentants syndicaux, particulièrement attachés à leurs petites prérogatives locales et ravis de côtoyer les instances dirigeantes, n’hésitent pas à enfoncer leurs confrères « indéfendables », comme peut en témoigner Marcel Garrigou-Grandchamp, fondateur de la Cellule Juridique de la FMF ( syndicat qui se retrouve de plus en plus régulièrement taxé de « poujadisme » ou de « propos outranciers » parce qu’il ne joue pas le jeu).
Aux médecins accusés, il serait très simple d’accepter la mise sous tutelle. Désignés coupables, il leur suffit pour échapper à la sanction de fragmenter leurs arrêts de travail, puisque c’est le ratio arrêts de travail/nombre de consultations qui est mis en cause. Quatre arrêts de travail consécutifs d’une semaine ( occasionnant donc quatre consultations distinctes) sont ainsi moins coupables qu’un arrêt de travail d’un mois. Mais nombre d’entre eux ne réalisent pas qu’il est possible de se sortir de la nasse en étant plus mesquins que leurs contrôleurs. Alors certains s’enfoncent, dépriment, d’autres dévissent leur plaque. Mettant alors les Caisses et leur système de fliquage orwellien tout entier en difficulté, quand l’information diffuse dans les média, et jusqu’aux premiers concernés, les patients.
Dans les Yvelines, c’est une généraliste, Véronique Mollères, qui, après avoir spontanément cessé son activité pendant deux mois suite à sa mise en cause, se rebiffe, et se retrouve soutenue par une coordination spontanée de confrères et consoeurs ( forcément « à droite de la droite ») qui refusent l’arbitraire des caisses et le font savoir. Elle a tenté de faire valoir que le nombre d’indemnités journalières élevé qu’elle a prescrit est lié à la désertification médicale dans son secteur, avec une population majoritairement ouvrière. Peine perdue.
Dans la Marne, c’est une autre généraliste, Virginie Thierry, qui dévisse sa plaque. Elle explique sa réaction à la procédure engagée contre elle: la sidération, la honte, les larmes, les insomnies, suivies par une froide détermination: malgré son amour pour son métier, son attachement à ses patients, renverser la table, déplaquer. Mettant ainsi à jour le système institutionnalisé de fliquage de ce qui fut, un temps, « notre » Sécurité Sociale: « Si leur objectif c'est de faire peur aux autres, ça marche très bien. Tous mes confrères qui sont au courant y pensent quand ils font des arrêts de travail. Quand vous voulez qu'une foule se tienne à carreau, vous en fusillez un. En général, les autres se tiennent tranquilles. J'ai un peu l'impression d'être sacrifiée »
A ce sujet l’absence d’investissement visible des syndicats de salariés sur ces questions, l’absence de positionnement de la majorité des formations politiques « de gauche » est une honte. Car bien évidemment, à travers le médecin humilié et harcelé, forcé de se soumettre, c’est le salarié que l’on vise. En Commission des Pénalités, explique Marcel Garrigou-Grandchamp, « nos adversaires les plus vindicatifs sont les représentants du MEDEF… » Le médecin qui cède à cette traque offre en fait la santé de ses patients sur l’autel de l’austérité. La droite de Nicolas Sarkozy « responsabilisait » les patients à coup de franchises, fliquait les médecins sur les arrêts de travail. La « gauche » de François Hollande poursuit EXACTEMENT les mêmes buts, avec les mêmes méthodes. Ainsi, vent debout contre les franchises et contre les approches comptables des caisses lorsqu’elle était dans l’opposition, la députée Catherine Lemorton, Présidente de la Commission des Affaires Sociales à l’Assemblée Nationale, entérine aujourd’hui les franchises et la « responsabilisation » des cancéreux et des diabétiques qu’elle combattait hier, et salue en Frédéric Van Roekeghem , aujourd’hui reparti dans le privé, « un grand serviteur de l’Etat ».
Son successeur, Nicolas Revel, veut donc renforcer "l'accompagnement" des médecins auxquels la CNAM propose déjà un bilan des prescriptions associé à une comparaison régionale ou locale, des outils "d'aide à la prescription" au travers de "fiches repères" relatives aux durées indicatives d'arrêt, couvrant actuellement 60% des pathologies. Ces dernières, assure t-il, sont « validées par la Haute autorité de santé (HAS) ». Sans préciser que ces référentiels, aussi incroyable que cela paraisse, sont validés par défaut par la HAS en l’absence de consensus scientifique. En langage commun, cela signifie que l’Assurance-maladie propose à la Haute Autorité de Santé des référentiels qui demain permettront de sanctionner les médecins, et que la HAS, en l’absence de données scientifiques validées permettant de confirmer ou d’infirmer les durées d’arrêt de travail proposées, les entérine par défaut.
Il existe de bonnes raisons, opposées, de soutenir, ou de combattre, le tiers-payant généralisé, selon que l’on porte crédit, ou non, au discours de la Ministre sur la facilitation de l’accès aux soins, et selon l’appréciation que l’on a du risque de désengagement de la Sécurité Sociale au profit d’assureurs à qui le gouvernement offre, au nom d’ « une mutuelle pour tous », une population captive obligée de cotiser deux fois.
Mais pour ceux qui désirent soutenir aveuglément Marisol Touraine et sa Loi Santé, il serait urgent de trouver d’autres arguments que ceux de l’anathème, d’autres éléments de langage que l’accusation de poujadisme ( où se profile, à peine voilée, l’accusation de lepénisme), pour expliquer au peuple français que les diktats de Marisol Touraine représentent l’apha et l’oméga du socialisme français. Certes, cela obligera certains économistes multicartes pas réticents à publier dans les magazines du néolibéralisme à sortir de la pensée binaire, et certains journaux, qui présentent en couverture Emmanuel Macron comme une sorte de Wonderboy de la politique tout droit sorti d’American Gigolo, à un peu plus de sérieux. Ce n’est pas gagné.
Boîte noire:
Je suis médecin généraliste, membre de la FMF.
En 1985 j’ai été poursuivi par la Caisse Primaire d’Assurance-Maladie des Yvelines.
Pour utilisation du tiers-payant.
Fin.
Du.
Game.