Perdre un instant
Comme chaque mercredi où je cours à Nogent,
J’enjambe la Seine par un pont au parapet blanc.
Je m’arrête alors quelques secondes, juste un instant,
Les mains posées sur la pierre froide et les yeux libres au vent.
La course folle du monde s’arrête et je crois alors un instant,
Qu’il se met en pause pour moi m’accordant une trêve dans ce corps à corps incessant.
Ce jour-là, une vieille dame s’arrêta près de moi et de mes pensées archipel,
Tirant un chariot presque aussi haut qu’elle, pesant bien trop lourd pour cet oiseau si frêle.
Elle posa délicatement sa main parcheminée sur mon bras encore jeune mais déjà nostalgique des éclats du passé.
« Pourquoi interrompez-vous votre course chaque semaine en cet endroit précis ?
Ne connaissez-vous pas déjà ce pont et la vue qu’il offre à vos yeux indécis ? »
Me demanda malicieusement cette dame dont le regard cherchait à percer le secret de mes pensées.
« Devrais-je me sentir rassasié de tant de beautés sous prétexte qu’elle est offerte au gré de ma volonté ?
Devrais-je tourner le dos à ces splendeurs et cette nature révélée au risque qu’elles disparaissent et soient perdues à jamais ?
Devrais-je aussi oublier la beauté de mon aimée et l’éclat désarmant des rires de nos enfants,
Pétri de la certitude qu’ils n’attendent que moi et seront éternellement présents ?
La beauté du présent jamais ne s’ignore,
Et si aujourd’hui je perdais conscience du monde et de ses trésors,
Je serais alors déjà un peut mort et rejoindrais la cohorte des êtres qui ne sont plus qu’un décor. »
La vieille dame tapota tendrement le dos de ma main et sourit.
Elle me raconta que c’est sur ce pont il y a maintenant bien des décennies,
Que l’homme qui allait devenir son mari mit genou à terre et s’offrit.
Cet homme qui depuis bien longtemps n’existe plus que dans ses souvenirs
Et qu’elle vient retrouver chaque jour sur ce pont en regardant la Seine s’accomplir.
Le 9/12/23