Un héritage toxique qui continue d’affecter la santé et l’environnement
Le Dibromochloropropane (DBCP), longtemps présenté comme une innovation majeure pour lutter contre les nématodes responsables de pertes agricoles importantes, s’est révélé être l’un des pesticides les plus dangereux du XXᵉ siècle. Interdit depuis des décennies dans les pays du Nord, il continue pourtant de laisser une empreinte profonde dans les sols et sur la santé des populations dans plusieurs régions d’Afrique, dont le Sénégal, où il a été longuement utilisé dans divers programmes agricoles.
Un produit issu de la révolution chimique agricole
Développé dans les années 1950 et largement utilisé dans les années 1960 et 1970, le DBCP était destiné à combattre les nématodes, parasites microscopiques du sol. Aux États-Unis, sa production atteint un sommet dans les années 1970, avant son interdiction en 1979, lorsque ses graves effets sur la santé humaine furent confirmés.
Dans plusieurs pays africains, en revanche, son utilisation s’est prolongée jusqu’au début des années 1990, souvent dans le cadre de programmes soutenus par des projets internationaux de développement agricole.
Le cas du Sénégal : entre promesses et méfiance
Au Sénégal, le DBCP a été diffusé à grande échelle par l’intermédiaire de plusieurs projets, notamment le PLN (Projet de Lutte contre les Nématodes). L’entreprise Nématicide, créée dans les années 1980, fut l’un des principaux opérateurs de production et de distribution du produit.
Le pesticide était présenté comme un outil moderne permettant de tripler les rendements agricoles. Les agents de projet insistaient sur ses bénéfices pour “aider les agriculteurs à développer leurs cultures”, dans un contexte où ces derniers étaient souvent méfiants face à un produit dont ils ne maîtrisaient ni la dangerosité ni les conséquences à long terme. Refuser son usage était parfois perçu comme un manque de volonté de modernisation ou de performance.
Mais les effets sanitaires et environnementaux n’ont pas tardé à émerger.
Un poison lent : stérilité, maladies génétiques et cancers
Dès le milieu des années 1970, des études américaines révélèrent des taux extrêmement élevés de stérilité chez les travailleurs exposés au DBCP. En Californie, une étude publiée en 1977 montrait que 35 % des ouvriers exposés étaient devenus stériles.
Les recherches ultérieures confirmèrent plusieurs effets graves :
- atteintes du foie et des reins,
- troubles neurologiques,
- malformations congénitales et maladies génétiques,
- risques accrus de cancers.
Le DBCP est aujourd’hui classé comme extrêmement dangereux et probablement cancérigène pour l’humain par l’OMS.
Des sols durablement contaminés
Le DBCP demeure actif dans les sols et les nappes phréatiques pendant plusieurs décennies. Au Sénégal, particulièrement dans les zones où opérait Nématicide dans le cadre du PLN, de nombreux agriculteurs constatent aujourd’hui :
- des terres devenues partiellement ou totalement stériles,
- une baisse drastique des rendements,
- une persistance de la contamination malgré l’abandon du produit depuis des décennies.
Certains scientifiques estiment que ses effets environnementaux pourraient durer plus d’un demi-siècle.
La réutilisation des bouteilles : un danger silencieux pour les populations
L’un des aspects les plus préoccupants est la réutilisation locale des bouteilles de DBCP. Une fois vides, celles-ci ont souvent servi à stocker :
- du lait,
- de l’huile de palme ou d’arachide,
- de l’eau,
- voire d’autres denrées alimentaires.
Cette pratique a exposé directement des milliers de familles à un pesticide hautement toxique.
Dans la plupart des pays concernés, aucune politique de prévention, ni programme de sensibilisation, ni contrôle des emballages n’a été mis en place. Cette absence de régulation a laissé plusieurs générations face à un risque chimique invisible mais majeur.
Des impacts sanitaires et écologiques encore mal compris
Au-delà des effets documentés, le DBCP pourrait être lié à des maladies encore mal diagnostiquées en Afrique, où certaines populations exposées développent des pathologies dont l’origine reste difficile à déterminer.
Sur l’environnement, l’impact est systémique :
- perturbation de la vie microbienne et animale des sols,
- affaiblissement des cultures et baisse de la sécurité alimentaire,
- altération des chaînes alimentaires locales, affectant faune, flore et populations humaines.
Le DBCP apparaît ainsi comme une menace durable pour la biodiversité et la stabilité écologique.
La réglementation européenne : une tolérance zéro
Depuis la fin des années 1980, l’Union européenne applique une interdiction totale du DBCP. Le règlement REACH (CE n°1907/2006) interdit sa production, son importation et son utilisation.
La Convention de Rotterdam encadre strictement son exportation vers les pays en développement.
Pourtant, plusieurs enquêtes révèlent que d’anciens stocks ou des produits similaires circuleraient encore en Afrique et en Amérique latine.
Un enjeu de justice environnementale
Le dossier du DBCP illustre les profondes inégalités environnementales entre le Nord et le Sud. Jugé trop dangereux pour les pays industrialisés, il a pourtant été utilisé sur le continent africain dans des programmes présentés comme des solutions modernes, souvent sans offrir aux agriculteurs l’information ou la protection nécessaires.
Face à un héritage toxique qui perdure, des organisations demandent :
- une cartographie complète des zones contaminées,
- un suivi médical gratuit pour les populations exposées,
- la dépollution des sols agricoles,
- des campagnes de sensibilisation pour mettre fin à la réutilisation d’emballages contaminés.
Plus de quarante ans après son interdiction dans les pays du Nord, le DBCP demeure un symbole puissant des dérives de la chimie agricole exportée vers le Sud.
Présenté comme une innovation pour améliorer les rendements, il a laissé derrière lui un lourd passif sanitaire, écologique et social, particulièrement dans des pays comme le Sénégal où il fut utilisé au sein de projets de développement.
Reconnaître cette histoire et agir pour corriger ses conséquences est indispensable pour promouvoir un modèle agricole plus juste, plus sûr et véritablement durable.