Si il est trop tôt pour dire que 2017 aura constitué un “point de bascule du climat”, on peut affirmer néanmoins qu’elle aura été un tournant dans la prise de conscience occidentale du dérèglement climatique. Et ce, pour une simple raison: l’enchaînement de catastrophes naturelles heurtant de plein fouet le premier monde.
Depuis cet été, la forêt canadienne brûle comme jamais, allant jusqu’à tripler les émissions annuelles de dioxyde de carbone de la Colombie Britannique, la Provence française, la Croatie, le Portugal connaissent des feux de grande ampleur, Houston subit les pires inondations de son histoire suite à l’ouragan Harvey, Miami a dû se vider de ses habitants pour encaisser le choc de l’ouragan suivant, Irma, qui avait, avant cela, balayé les Antilles françaises, néerlandaises, britanniques, ainsi qu’une partie de Cuba. Irma, qui est, gardons-le à l’esprit, l’ouragan le plus puissant enregistré dans l’Océan Atlantique.
A l’autre bout du monde, ne l’oublions pas non plus, des moussons torrentielles causent des inondations mettant en danger la vie de quarante millions de personnes. Quarante millions. Et, faisons-nous peur, le Groenland brûle.
Dans cette longue liste, certains pays nous font plus écho que d’autres. On a pu penser que les effets du réchauffement climatique seraient circonscrits à quelques régions du monde défavorisées, qui purgeraient en silence leur double peine, périphéries de la mondialisation, victimes centrales de ses dérèglements. Mais non, l’inégalité spatiale a ses limites, la planète est une et indivisible.
La catastrophe s’est rapprochée de nous, et balaye de ses vents et marées nos erreurs cumulées. Celles d’un mode de production reposant sur l’extraction d’énergies fossiles, dont la combustion occasionne un dérèglement climatique sans précédent. Il est donc temps de penser les catastrophes naturelles comme des évènements semi-culturels, amplifiés par notre mode de production, et d’interroger les réponses que nous leur apportons.
“This time it’s different”.
Cette fois, oui, c’est différent. Si les évènements climatiques extrêmes survenant aux Etats-Unis pouvaient passer jusque là pour un folklore prolongeant le mythe de la nation robuste bâtie à bout de bras dans une nature sauvage, en cette fin d’été, le vernis du folklore s’est craquelé, et laisse place à de cruelles paraboles. L’ouragan Harvey ravage la capitale pétrolière et climato-sceptique, tandis qu’Irma terrorise l’insouciante Miami, lessiveuse d’argent sale, emblème de la fièvre immobilière au ras des eaux qui n’en finissent plus de monter.
En France et au Royaume-Uni, ce sont les petites îles caribéennes aux fiscalités lascives et aux populations divisées qui sonnent un violent rappel à l’ordre. Les métropoles redécouvrent leurs angles morts.
Au Canada, déjà l’année dernière, les forêts avaient été ravagées par des incendies dantesques dans les régions d’extraction de pétroles non conventionnels. Cette année, le centre et l’ouest du pays ont connu des incendies qui ont obstrué le ciel.
Alors, l’Occident aiguise malgré lui sa conscience du réchauffement, et comprend que tout ceci n’est qu’un avant goût des décennies à venir, dans une planète qui devient peu à peu hors de contrôle. Dans cette prise de conscience, il faut évidemment penser au rôle des images hallucinantes de ces mégalopoles, qui paraissent d’un coup si fragiles, si vides, à la merci d’une force supérieure (voir ici ou ici ). Une image parmi tant d’autres, les quartiers pavillonnaires inondés jusqu’aux toits signent une vision amère de “l’American way of life”.
L’on comprend mieux combien notre crise aux facettes multiples, économique, financière, identitaire, et environnementale bien sûr, n’est pas une cohabitation de crises diverses, mais bien une seule et unique crise augmentée, au sens d’augmentée de ses propres effets. Tout comme le réchauffement climatique se renforce de boucles de rétroaction positives - les incendies libèrent du dioxyde de carbone qui réchauffe d’autant le climat, menant à plus d’incendies - notre mode de production mène à l’amplification de ses propres effets négatifs.
Les catastrophes naturelles sont donc devenues des catastrophes naturelles-culturelles, des désastres en partie imputables au capitalisme.
Désastres du capitalisme.
Nous précisons bien “en partie” imputables, car les catastrophes naturelles sont des évènements naturels avant toute chose. Simplement, le réchauffement climatique, dû à l’activité humaine, entraîne une augmentation de leur fréquence et de leur puissance. Dans un second temps, l’organisation sociale basée sur ce mode de production tend elle aussi à en empirer les conséquences, plus qu’à les contenir.
Dans le cas de Houston, la première lecture évidente est que la capitale américaine du pétrole récolte enfin la “monnaie de sa pièce”. Mais, au delà de la folie pétrolière et climato-sceptique qui habite la ville, et qui aura irrigué les structures de pouvoir américaines (voir à ce sujet l’excellent livre de Matthieu Auzanneau “Or noir”, qui consacre un chapitre à la conquête du pouvoir par les pétroliers texans, dont la dynastie Bush est l’emblème), d’autres facteurs expliquent l’ampleur de la catastrophe. Houston s’est construite sans réel plan d’urbanisme, sans réglementation urbaine claire. Des milliers de maisons ont été bâties en zones inondables et, dans les années 50, son expansion urbaine dans un environnement aride et chaud n’a été permis que par l’énergivore invention de la climatisation. Cette urbanisation galopante et irréfléchie bétonne les sols, et diminue d’autant leur capacité d’absorption, amplifiant les potentielles inondations. Houston, dans son développement même, et indépendamment de son activité pétrolière, représente donc deux travers familiers: une fuite en avant de la consommation énergétique, et un goût certain pour la dérégulation.
Miami, elle aussi, a vu son développement immobilier s’épanouir sans entrave, empiéter sur les zones naturelles à fort potentiel d’absorption, dont les autorités de surveillance et de protection ont été victimes de coupes budgétaires. Dans les deux villes, les sols n’ont pu absorber les quantités d’eau qui s’y sont déversées. Dans les deux villes, c’est un mélange de fièvre capitaliste et de politiques pro-business et d'austérité qui ont contribué à l’ampleur du désastre. C’est en cela que l’on peut dire que, si une catastrophe est naturelle, son potentiel de désastre peut être augmenté de notre organisation sociale de l’espace.
Dans les Antilles françaises, les polémiques enflent sur les secours, la réactivité du gouvernement, etc, mais il faudra rappeler également que l’ensemble de ces petites îles des Antilles sont depuis longtemps lancées dans une course à la moins disance fiscale (“Les autorités de l’île avaient alors revu le système fiscal local, baissant les taxes, mais se privant de recettes fiscales importantes” écrit Médiapart), qui empêchent des dépenses d’infrastructures importantes.
Par ailleurs, la catastrophe fait office de révélateur des inégalités sur place, et la pauvreté antérieure à la catastrophe en amplifie les dommages.
S’agissant des inégalités, à Houston, ce sont les communautés les plus fragiles, comprendre les pauvres et les noirs, qui sont en première ligne de la pollution chimique. Lorsque l’eau se retire, on redécouvre la ségrégation spatiale, qui loge les démunis à proximité des industries polluantes, le foncier pollué bon marché appelant les populations laborieuses.
En outre, de nombreux habitants n’ont pas d’assurance, et risquent de se retrouver à la rue, ou de devoir contracter de lourdes dettes. Les coûts pour les assurances, et le système étatique d’assurance inondation, est déjà estimé à trente milliards de dollars, soit un coût faramineux pour la collectivité. Mais pourquoi tant de personnes affectées par les inondations n’ont-elles pas d’assurances à Houston? Tout simplement car les zones n’étaient pas signifiées comme inondables, les propriétaires n’étaient donc pas tenus de souscrire une assurance. L’ironie du sort est tristement complète.
On voit donc combien notre système économique entraîne une augmentation des catastrophes et des dégats qu’elles engendrent.
Mais qu’en est-il de la gestion de ces catastrophes par le système à plus long terme? Cela mène-t-il à son changement, ou à sa résilience?
Capitalisme du désastre.
Une fois les tornades passées, les eaux stabilisées, il n’y a, et il n’y aura toujours que deux options. Stop ou encore. Prendre le temps de penser collectivement tout ce qu’il y a à changer, ne jamais répéter ce qui nous nuit. Ou la fuite en avant, l’oligarchie aux commandes. Les deux tendances s’affrontent, dans une lutte qui définit notre moment historique. Mais le pouvoir en place, fort de son assise financière et idéologique, privilégie la fuite en avant pour se perpétuer. Les néolibéraux osent tout, c’est à cela qu’on les reconnaît. L’inertie des intérêts constitués, depuis trop longtemps travestis en intérêt général par un brillant tour de passe passe narratif, devient inertie intellectuelle, incapable de penser hors de son pré carré.
Il faut ici évoquer la stratégie du choc et le capitalisme du désastre, notions que l’on doit à la journaliste Naomi Klein. La stratégie du choc consiste en l’imposition par le monde politique et financier d’un agenda néolibéral dans des périodes de désorientation sociale, à la suite d’un bouleversement naturel ou politique. Le capitalisme du désastre est, comme son nom l’indique, la résilience du capitalisme financier à tout imprévu, l’extension à la catastrophe de la marchandisation.
Un exemple malsain de capitalisme du désastre est l’effet d’aubaine résultant d’une catastrophe. En France, ont été dénoncés sur les réseaux sociaux les prix d’Air France pour des vols partant de Saint Martin vers la métropole (3000 euros en classe économique). Aux Etats-Unis, c’est Amazon qui a subi les foudres des internautes lorsque ont été remarqués des packs de 24 bouteilles d’eau frôlant les cent dollars. On est ici face aux plus vils opportunistes en temps de crise, à la manière du marché noir en temps de guerre.
A l’augmentation des denrées rares, répond l’inflexibilité des propriétaires et créanciers, les premiers demandant à leurs locataires dévastés de continuer à régler leurs traites, voire de quitter les lieux, et les seconds enjoignant leurs débiteurs souverains d’honorer leur dette (le FMI refuse de suspendre la dette de Barbuda, et suggère au contraire de lui prêter plus, creusant de ce fait l’endettement de l’île). L’amoralité mercantile et financière, sûre de son bon droit, ne s’autorise pas la moindre retenue, et le désastre se meut en occasion de tirer profit de la rareté, de l’organiser, ou de faire comme si de rien n’était en profitant de la faiblesse d’autrui.
A moyen terme, il faudra scruter attentivement ce qui se passera aux Etats-Unis, au Canada, en France et au Royaume-Uni.
Les Etats-Unis, avec Trump à leur tête, perpétuent leur tradition de ne pas s’encombrer de trop de pudeur lorsqu’il s’agit d’avancer les pions d’un néolibéralisme débridé. Ainsi, Trump a-t-il annoncé il y a deux jours que le passage des ouragans rendait plus nécessaire que jamais, pour le bien de l’économie, une réforme fiscale axée sur des baisses d’impôts drastiques favorisant les entreprises et les ménages les plus aisés. Que celui qui voit un rapport de cause à effet lève la main. Inutile d’en chercher, il n’y en a pas. Le seul enjeu est d’accélérer la mise en place d’une réforme impopulaire. La diversion constituée par la catastrophe permet de ne pas s’encombrer des enjeux d’acceptation sociale des réformes.
Par ailleurs, le Président de la EPA (l’Agence fédérale de protection de l’environnement), nommé comme tant d’autres à la tête d’une agence de réglementation pour en organiser le délitement, a annoncé qu’évoquer le changement climatique pour parler des ouragans serait déplacé à l’heure ou des familles souffrent. Quel plus bel exemple de démagogie, d’inertie intellectuelle et de suicide collectif. Comme s’il fallait annoncer par avance que les conservateurs aux affaires ne changeraient pas de cap.
Au Texas, il est à craindre que l’importance du poids économique de l’industrie pétrochimique sera l’excuse toute trouvée pour ne rien changer, sous prétexte de préserver le tissu économique de la région. Or, des catastrophes de cette magnitude forment un appel indéniable à repenser notre régime énergétique, et à organiser la reconversion de ces bassins d’emplois fossiles vers les énergies renouvelables. Le ciel du Texas, à ce qu’on sache, n’est pas avare d’ensoleillement.
Du côté des assurances, les problèmes qui ne manqueront pas de se poser, soit que les gens n’aient pas souscrit à une couverture appropriée, ou que le secteur sera confronté à de trop nombreuses requêtes, pourraient créer un appel d’air pour le marché des “catastrophes bonds”. Ces produits financiers constituent des paris sur l’avenir, qui servent de couverture du risque pour l’émetteur, qui touche une somme définie en cas de catastrophe. Mais ces marchés s’illustrent surtout par une accumulation financière des souscripteurs, qui perçoivent les intérêts dus, sans que jamais les crédits ne soient versés lors de catastrophes naturelles, tant les conditions de versement sont strictes. Le Mexique en a fait l’amer expérience, les catastrophes survenues manquant de peu le seuil de déclenchement des paiement par les investisseurs. Il est d’ailleurs notable que les pays à risque climatique ayant souscrit à ses “cat bonds” soient le Mexique, les Philippines et le Chili, soit trois pays dans le giron de l’influence américaine. La frontière entre capitalisme du désastre et finance verte est pour le moins ténue.
Aussi, hormis quelques grandes déclarations, quelques projets environnementaux à la marge, et un renforcement des investissement dans les infrastructures, où les partenariats publics privés seront à n’en pas douter présentés comme la panacée pour des gouvernements sans le sou, il est à parier que rien dans l’establishment ne bougera. Il est même à parier que, comme à son habitude, le capitalisme financier, ou néolibéralisme autoritaire, fera preuve de sa plus grande capacité d’adaptation à l’épreuve des catastrophes pour en sortir renforcé, sans l’ombre d’une remise en question, quitte à ce que son acceptation de plus en plus discutée se fasse au forceps.
Si cette capacité de résilience inchangée peut forcer l’admiration d’un point de vue purement intellectuel, témoignant de la robustesse désespérante de cet édifice, il ne faudrait perdre de vue que cela nous mène au désastre. Chaque crise ponctuelle a empiré l’état des choses, et a ainsi contribué à augmenter notre crise de civilisation. Cette résilience, cette impasse sans cesse prolongée, me semble un point fondamental du capitalisme du désastre. Il appelle une légère digression.
Résilience du système et leçons des crises précédentes.
Il y a 16 ans, le 11 Septembre 2001, un mal que l’on croyait réservé aux périphéries turbulentes de la mondialisation fit irruption à Manhattan de la plus spectaculaire des manières. Les images dépassèrent la fiction, et marquèrent l’entrée dans le XXIe siècle. La réponse au terrorisme sera une atteinte sans précédent aux libertés individuelles, la suspension des droits élémentaires de l’être humain, la suspension de la démocratie, l’acceptation de la surveillance de masse, et/ou la surveillance à l’insu de la population, autant d’outils qui, dorénavant, sont utilisés contre les mouvements sociaux et les opposants à un néolibéralisme autoritaire.
Car en 2008, une crise financière, née aux Etats-Unis d’un surendettement insoutenable de ménages devenus insolvables aspirant à la propriété privée, plonge le monde au bord de l’abime financière. Mais les dettes privées qui grèvent la santé des banques se voient transférées aux états, qui, mécaniquement, gonflent leur endettement, pour se voir reprocher ce même endettement quelques années plus tard. La crise des subprimes est devenue la crise de la dette et la finance, redevenue créancière, fait feu de tout bois pour imposer une cure d’austérité et de précarité, sous prétexte qu’une dette se rembourse. Les gouvernements adhèrent au narratif et en font une nouvelle ligne de bonne conduite. Revient sur le devant de la scène ce qu’il convient d’appeler le gouvernement par la dette, ou gouvernement par la crise.
C’est que les gouvernements, depuis longtemps, ont abdiqué la souveraineté pour la bonne gouvernance des affaires courantes, et ne se relégitiment que par l’exercice de plus en plus discrétionnaire de leurs fonctions régaliennes, renforcées après 2001, puis perpétuées par le terrorisme des années 2015-2016.
En parallèle, les banques centrales déversent des montagnes d’argent disponible au monde de la finance qui a précipité la crise, préparant ainsi les prochaines bulles, qui fatalement exploseront de nouveau, en l’absence de garde-fous suffisants.
Lors de chacune de ses crises, notre complexe politique et financier s’est endurci, s’est perpétué, s’est radicalisé dans l’erreur. Au terrorisme qui menace la démocratie, selon le vocable officiel, on a opposé des mesures liberticides qui effritent et suspendent cette même démocratie. A une gigantesque crise financière, on a répondu par des mesures qui préparent la prochaine. Dans les deux cas, rien n’a changé, le mode de production, de consommation et de distribution des richesses s’est perpétué à l’avantage des mêmes, sans jamais diminuer son impact environnemental.
En 2017, l’enchaînement rarement vu auparavant, ou rarement perçu avec autant d’acuité, de catastrophes naturelles témoigne d’une planète aux abois, du fait d’un mode de production énergivore et catalyseur de désastres écologiques et sociaux. Comment donc le néolibéralisme va-t-il retomber sur ses pattes?
Va-t-on nous expliquer que les nouvelles voies navigables du grand nord, nées de la fonte des glaces, nous permettront de moins consommer de pétrole puisque elles sont de formidables raccourcis? Va-t-on continuer de débattre du prix de la tonne carbone, pour que la financiarisation de la nature et la contractualisation de la pollution permettent de ne pas remettre notre régime énergétique en question? Va-t-on continuer de faire les louanges des transports électriques, en omettant de préciser que l’électricité naît du charbon, du pétrole et de l’atome en majorité?
Sommes-nous repartis pour du business as usual, entrecoupé de quelques changements de "business model"?
C’est à craindre hélas, tant l’inertie intellectuelle de notre régime de production-consommation fossile est ancrée. Tant, hélas, notre confort, même balayé par quelques vents grondeurs, nous reste dans la peau. Si nous ne voyons que notre confort, et non l’oppression que le capitalisme nous fait subir et fait subir à la nature, nous ne pourrons jamais tenter de bâtir un mode de vie différent, un nouveau narratif qui rompe avec un système économique dont il est maintenant avéré qu’il est à bout de souffle.
Redisons-le, il s’agit d’une lutte qui définit notre moment de l’histoire, celle entre le vieux monde fossile, et le nouveau qui se cherche encore, mû par l’espoir de conjurer l’effondrement.
Puissions-nous être chaque jour un peu plus nombreux à chercher ce chemin.