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Billet de blog 22 avril 2020

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"Nous allons tous devenir fous, c'est sûr"

Réflexions sur les conséquences psychologiques d'une épidémie confinée, librement inspirées du personnage de Cottard dans "La peste"

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Nous allons tous devenir fous, c’est sûr !

 Le chaos arrive, nous sommes prévenus.

Ayant finalement constaté que nous n’échapperons pas à la mondialisation de l’épidémie actuelle, le milieu médical a dû s’adapter en un temps record pour y faire face. La psychiatrie a été sommée de se réorganiser en urgence, devant parfois renoncer à des éléments essentiels au soin psychique, afin de limiter la transmission du virus dans les lieux de soins (téléconsultation généralisée, suspension des activités groupales...).  L’interruption brutale des contacts humains suite au confinement de la population nous fait redouter le pire pour les personnes les plus vulnérables, la majeure partie de nos patients. Ceux souffrant de troubles psychotiques dont le repli à domicile déjà morbide est aggravé par de nouvelles angoisses de contamination. Les plus précaires dont la capacité à se nourrir et trouver un refuge est compromise. Les femmes victimes de violence conjugales, emprisonnées avec leur tortionnaire et n’ayant plus que le suicide (ou le meurtre) comme échappatoire. Les enfants placés renvoyés chez eux pour le plus grand nombre et exposés ainsi, potentiellement, au retour de la maltraitance intrafamiliale.

A l’inquiétude de laisser pour compte ceux qui le sont habituellement déjà s’ajoute celle de la contamination. Confrontés à un manque coupable et sans doute criminel de moyens (pénurie de masques, vitres en plexiglass de taille ridicule...), abandonnés par des institutions dépassées ou indifférentes qui adoptent la technique de l’autruche, la panique décelable dans les premières réactions émergeant chez les soignants ne surprend guère.

Les recommandations bureaucratiques de prise en charge des patients psychiatriques en période de confinement inondent nos boites mail, et leur bon sens évident ne parvient pas à masquer le manque criant de contenu inhérent à toute réaction à chaud. En témoigne la rubrique « Informer sur les réactions au stress » des recommandations du CSTS (Center for the study of traumatic stress) : « La détresse psychique est courante dans le contexte de peur et d’incertitude causées par la diffusion du virus. Aidez vos collègues médecins non spécialistes de la santé mentale à anticiper et à gérer le stress (...) par exemple : Je vois que vous ne vous sentez pas bien, et c’est compréhensible. Beaucoup de gens ressentent la même chose en ce moment » (1).

Les mesures d’hygiène adoptées diffèrent entre les périodes et les lieux de soins dans une angoissante absence de cohérence.

Les considérations éthiques sont vite oubliées quand on isole les patients, potentiellement porteurs du virus, qui ne respectent ou ne comprennent pas les mesures de confinement.

Dès lors, la tentation eschatologique de définir une « sémiologie du confinement » à défaut d’une « clinique du confinement » à laquelle l’on pourrait se référer pour organiser ce chaos apparait inévitable. Nous la reconnaissons dans les grilles d’entretien téléphoniques guidant la pratique de la téléconsultation ou dans la mise en place d’un numéro vert pour prendre en charge les conséquences (traumatiques) psychologiques de la peur et subséquemment du confinement. Pourtant, si l’on écoute ce que les patients ont à nous apprendre de cette crise, par leur vécu et leurs réactions disparates, cette tentative d’anticipation se révèle illusoire.

Ainsi, quand un patient m’expliquait : « Ah oui Dr. c’est dur le confinement, on ne peut plus sortir, on angoisse », un léger sourire aux lèvres semblant avouer qu’il ne s’en portait pas plus mal, le personnage de Cottard, confiné dans l’Oran en quarantaine de « La Peste » me revint à l’esprit. Dans le roman de Camus, nous pouvons reconnaitre l’image du Fou chez Cottard. Fou quand il tente de se suicider au début du récit, fou pour ses flirts avec la mélancolie, puis surtout par son évolution à contrecourant des autres personnages, et donc de la norme au fil du confinement. En effet, depuis son sauvetage par Grand, Cottard est « un personnage qui grandit » (2) à mesure que l’épidémie s’aggrave. Au-delà de l’image du Collaborateur que l’auteur suggère (La Peste étant classiquement admise comme figurant le nazisme), il nous a semblé reconnaître dans son évolution particulière certains mécanismes réactionnels partagés par nos patients face à la crise sanitaire actuelle. 

Nous proposons donc ici, à la manière de Tarrou, le personnage journaliste de Camus qui consigne les « Rapports de Cottard à la peste » (2), de faire une analyse rapide de ces réactions et de leurs déterminants. En ces temps de crainte où le Collectif instrumentalisé par le Pouvoir devient « panique collective », appelant une réponse univoque quasi totalitaire, cela nous permettra de ne pas oublier d’écouter ce que les multiples voix discordantes que nous rencontrons au quotidien ont à nous apprendre. Et peut-être d’échapper à la prédiction : « Bon ! remarquait Cottard, sur un ton aimable qui n’allait pas avec son affirmation, nous allons tous devenir fous, c’est sûr » (2).

Les effets positifs d’un confinement général

Dès le début de l’épidémie, l’atmosphère de peur et la lourdeur qui plane sur Oran isole les habitants peu à peu (désertion des espaces publics, absence des chats et des chiens, silence…). Malgré la quarantaine et l’isolement, l’état de Cottard s’améliore, d’abord discrètement puis de manière assumée : « je me sens bien mieux ici depuis que nous avons la peste avec nous » (2). Plusieurs lignes explicatives sont esquissées par l’auteur, auxquelles nous ajouterons des éléments cliniques relevés dans notre pratique quotidienne.

  • Une mélancolie partagée :

La stase de la temporalité, l’immobilité de l’environnement, le sentiment de solitude existentiel… Tous ces éléments sont ressentis à l’échelle individuelle par le sujet mélancolique ou lors de sa rencontre avec le soignant. L’état d’urgence sanitaire (la quarantaine) décrétée dans le roman, entraine l’externalisation de ces ressentis désormais déterminés par une réalité en dehors du sujet et non plus par des processus psychopathologiques. Brutalement, la population entière voit le temps, les transports et les moyens de communication s’arrêter. Les journées deviennent identiques, se confondent et le temps s’en trouve étiré. Parfois au point d’évoquer hallucinations négatives de certains patients qui, traversant la ville, ne rencontrent et ne voient personne. 

Le soulagement de l’esprit mélancolique qui constate que sa condition est humaine, car partagée par tous, ou plutôt partageable quand la situation l’impose, est souvent retrouvé dans le discours de nos patients. « Bien sûr, ça ne va pas mieux. Mais du moins tout le monde est dans le bain » (2). Cette phrase du carnet de Tarrou a été exprimée quasiment mot pour mot par plusieurs des patients à qui l’on a demandé d’évaluer subjectivement leur état psychique depuis le début du confinement. Le bain peut signifier ici l’immobilité, la solitude ; et la nudité qu’il impose lisse toute source d’inégalité, raciale ou sociale.

Ainsi Arnaud m’expliquait satisfait : « C’est pareil pour tout le monde la queue à Jumbo, Riches/pauvres, Blancs/noirs, il n’y a plus de différences ». Ou cet autre patient qui avouait : « Ma mère n’essaie plus de me forcer à sortir de chez moi, c’est moi qui doit lui dire d’aller faire les courses, je crois qu’elle a peur du Virus ». La reconnaissance chez l’autre d’angoisses trop longtemps méprisées et jugées irrationnelles par ce même autre semble donc être un des facteurs principaux d’apaisement chez ces patients, et le sentiment de communauté qui en naît – car il s’agit effectivement de naître – représente potentiellement un pas vers la guérison.

  • La force de l’expérience :

Dans cet environnement nouveau, où « il n’y a plus que des condamnés attendant la plus arbitraire des grâces » (2), heureux sont les prévenus. L’expérience de ce sentiment de menace existentielle semble donc constituer un avantage pour Cottard : « Parlez toujours, je l’ai eu avant vous » (2).

Qu’on le nomme confinement, repli ou isolement, ce mode de vie représente le quotidien de nombre de nos malades, souvent étonnés de notre entêtement à vouloir savoir ce que cette période change pour eux. « Je vois autant de monde qu’avant, mais toute ma famille m’appelle pour savoir si je ne me sens pas trop seul » s’amusait David, un patient handicapé dont les seuls contacts avec le monde extérieur sont ses aides à domicile.

Il est même possible de déceler dans leur discours, une satisfaction critique à l’égard de ce monde gesticulant qui ne sait plus où donner de la tête quand on lui coupe les jambes. Ainsi de Jean Noël qui s’amusait de voir « madame » s’affairer dans le jardin sans cesse, n’ayant plus la tête à lui rappeler les tâches ménagères qui lui incombent même s’il les oublie souvent.

  • Un lien social renouvelé :

Initialement mis au ban de la société oranaise, pour une mystérieuse histoire avec la justice, Cottard utilise cette période de quarantaine pour y regagner une place d’importance. Par les trafics auxquels il s’adonne, il devient même assez riche et surtout indispensable à quiconque songe à monter un plan d’évasion.

Pour les patients vivant en famille, après s’être résigné à devoir se supporter, l’heure est désormais à se découvrir des intérêts et des activités communes. Comme Anne Sophie qui me jurait que si le confinement durait, elle risquait même de faire du jardinage avec sa mère, activité des plus abrutissante selon elle, mais qui l’empêcherait peut-être de mourir d’ennui. Ou cet autre patient, seul membre de sa famille à pouvoir conduire, qui organisait l’approvisionnement en biens de première nécessité pour une trentaine de personnes alors que sa capacité à travailler était mise en doute avant le confinement.

Le ralentissement forcé de la marche du monde peut donc constituer une chance pour ceux qui en sont habituellement exclus. La chance de trouver un rôle, une place qui leur était refusée pour leur manque d’adaptabilité. La chance également de voir leurs proches ralentir et se soucier de leur existence.

Les exemples cités ici (qui ne le sont qu’à ce titre) soulignent l’impossibilité de prévoir et systématiser les réactions psychologiques face à une situation de crise inédite et incompréhensible. Chez certains de nos patients les plus fragiles, que l’on imagine incapable d’affronter une situation anxiogène telle que nous la vivons, l’effondrement attendu ne constitue pas la fin du monde, mais celui d’un monde, laissant entrevoir l’espoir d’un autre. Accepter d’entendre ces voix discordantes nous replonge certes, en tant que soignant, face au chaos de la réalité (clinique et de l’épidémie), mais semble le seul moyen de laisser le patient libre d’aller mieux.

De plus, une focalisation trop importante sur cette période critique ne doit pas nous masquer le risque lié à la période suivante, celle de la levée du confinement.

Les risques de la levée du confinement

Dès que la fin de l’épidémie se fait sentir, les réactions de Cottard changent : « Variables selon les jours, mais qui allaient de la mauvaise humeur à l’abattement » (2). Le personnage risque en fait d’être arrêté pour un démêlé avec la justice dont nous ne saurons rien, mais l’on peut relever au-delà plusieurs éléments qui expliquent son inquiétude.

 « On finira par rouvrir les portes et vous verrez, ils me laisseront tous tomber » (2). Le sentiment d’abandon exprimé par le personnage peut paraitre paradoxal, à l’heure de la levée de la quarantaine et de la reprise de la communication avec le monde extérieur. Mais le sentiment de solitude dont on parle ici est moins le produit d’un isolement effectif que d’une différence, par rapport à ceux qui sont entourés, ou en ont l’air. Ainsi, on peut craindre que les « nouvelles solidarités », rendues possibles par le ralentissement forcé de la vie et l’extrême disponibilité des confinés, s’évanouissent dès la levée décidée et que ceux qui n’avaient personne sur qui compter se retrouvent à nouveau laissés pour compte.

A cette déception peut venir s’ajouter un sentiment de désillusion, quand la perspective d’un retour à « la vie normale » éloigne les possibilités d’un imaginaire « retour à zéro ». L’espoir que la société change en profondeur est caractéristique de chaque crise mais rarement satisfait. Car on est souvent déprimé d’avoir eu trop d’illusions. On peut entendre chez Cottard la déception face à l’effondrement d’un monde qui lui ressemble, « où c’est tous les jours la fête des morts » (2). A moindre mesure, on entend chez certains patients l’espoir d’un changement magique où la société s’adapterait à eux, leur laissant enfin l’occasion de se reposer. Que se passera-t-il quand cet espoir sera déçu ? Quand Ulrick devra reprendre le car jaune et affronter de nouveau son agoraphobie ? Quand Anne Sophie aura le choix de prendre son indépendance, se retrouvant ainsi nez-à-nez avec son ambivalence ?

La volonté de comprendre les troubles de nos patients à travers la grille de lecture d’une « séméiologie épidémique » peut nous faire oublier que « la peste ne meurt ni ne disparait jamais » (2) et que les troubles préexistants à cette crise ne disparaitront pas par enchantement avec elle. Il nous faudra donc, malgré l’épuisement que cette période engendre et l’euphorie du lien social retrouvé, redoubler de vigilance pour ne pas ne pas rester aveugle et sourd à la bascule dépressive du retour et créer un sentiment d’abandon chez nos patients.

Enfin

A la levée de la quarantaine, une grande agitation s’empare de la ville. Quelqu’un tire à l’arme à feu sur les passants qui se réjouissent de la libération :

« De manière incompréhensible ». « Un fou quoi ! » (2).

Il semble inutile de préciser l’identité de ce fou mais il est intéressant de souligner que Camus y rattache la notion d’incompréhensible. La population oranaise reste perplexe devant cette ultime crise de folie de notre héros, qui aurait quand même bien pu participer aux réjouissances comme tout le monde. Si sa réaction n’était pas prévisible, pas même par Tarrou qui fait une étude quasi séméiologique du personnage, nous avons tout de même tenté ici de la comprendre.   

Dans son traité de psychopathologie phénoménologique Jaspers écrivait : « On peut tenter de comprendre en grande partie les phénomènes schizophréniques si on les compare avec certaines expériences que l’on a pu faire soi-même ; mais cela demeure une tentative et il faut se rappeler qu’il restera toujours là quelque chose d’inaccessible, ce quelque chose d’inconnaissable que la langue usuelle appelle précisément la ‘’folie’’ » (3).

Il s’agirait donc de tenter de comprendre les troubles mentaux et leurs déterminants, sans jamais céder à la tentation de les expliquer ou de les prévoir puisqu’ils contiennent toujours cette part d’inconnaissable. Tenter de comprendre, car les troubles mentaux impliquent « une perte des capacités normatives » (4), et donc une plus grande vulnérabilité face à un moment de crise. Il est donc de notre responsabilité de soignant de s’organiser pour proposer des soins qui s’adaptent continuellement aux modifications que la clinique que l’on rencontre va subir en même temps que notre monde.

Ne pas vouloir l’expliquer ni la prévoir pour laisser place à « l’expérience d’innovation positive du vivant » (4) à laquelle nos patients vont faire face. Tel serait peut-être le rôle de ceux qui « ne pouvant pas être des saints, mais refusant d’admettre les fléaux, s’efforcent cependant d’être des médecins » (2) pour tirer le maximum d’enseignement de ces voix discordantes qui ne sonnent, somme toute, pas si faux dans cette situation inédite et imprévisible.

Références :

  • Traduction des recommandations du CSTS : Prendre soin des patients ambulatoires pendant l’épidémie de Coronavirus, conseils de base
  • Camus, 1947, La peste, Coll. Folio, Paris, Gallimard, 1972.
  • Jaspers, 1928, Psychopathologie générale, Paris, Bibliothèque des introuvables, 2001
  • Canguilhem, 1966, Le normal et le pathologique, Coll. Quadrige, Paris, PUF, 1999.

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