leolo_ka

Abonné·e de Mediapart

4 Billets

0 Édition

Billet de blog 21 mai 2025

leolo_ka

Abonné·e de Mediapart

Capitalisme carcéral et femmes racisées dans le système pénal français

leolo_ka

Abonné·e de Mediapart

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Le capitalisme carcéral désigne l’ensemble des dynamiques économiques et politiques par lesquelles le système pénal génère des profits et se perpétue aux dépens des populations marginalisées. Ce concept, popularisé par des travaux critiques récents, met en lumière la façon dont l’incarcération peut servir des intérêts financiers privés (construction et gestion des prisons, main-d’œuvre pénitentiaire bon marché, services payants pour détenu·e·s et familles, etc.). Au-delà de l’aspect purement économique, le capitalisme carcéral s’inscrit dans un système de pouvoir qui pénalise avant tout les plus vulnérables – en particulier les personnes issues des minorités ethniques et des milieux populaires. En France, cette réalité touche notamment les femmes racisées, c’est-à-dire les femmes subissant un traitement différentiel en raison de constructions sociales liées à la “race” ou à l’origine ethnique. Ces femmes se retrouvent à l’intersection de multiples rapports de domination : le sexisme, le racisme, la précarité socio-économique, et souvent aussi les violences de genre.

Or, les femmes ne constituent qu’une petite minorité de la population carcérale, et leur situation est longtemps restée invisibilisée dans les politiques publiques et les études pénales. Elles ont été fréquemment oubliées par une administration pénitentiaire pensée par et pour les hommes, ce qui les a conduites à subir des conditions de détention inadaptées à leurs besoins spécifiques et une double stigmatisation sociale en tant que femmes ayant transgressé la loi. Les femmes racisées, quant à elles, cumulent les désavantages et font face à des parcours marqués par la discrimination, depuis l’interpellation policière jusqu’à la réinsertion. Une approche intersectionnelle – c’est-à-dire prenant en compte l’entrecroisement des oppressions liées au genre, à la “race” et à la classe sociale – est donc indispensable pour analyser en profondeur cette problématique.

Cette étude propose une analyse critique et actualisée du sujet, en mobilisant les données les plus récentes (mises à jour jusqu’en mai 2025) et la littérature académique comme militante. Après un rappel du cadre théorique (concepts d’intersectionnalité et de capitalisme carcéral) qui servira de fil conducteur, nous dresserons un portrait statistique des femmes détenues en France afin de situer plus précisément les femmes racisées au sein du système pénal. Nous examinerons ensuite les effets croisés du genre, de la “race” et de la classe qui aggravent les inégalités tout au long du parcours judiciaire et carcéral de ces femmes. La section suivante analysera la dimension de privatisation du système pénitentiaire français et en quoi elle participe d’une logique de capitalisme carcéral impactant particulièrement les détenu·e·s les plus précaires. Des témoignages et études de cas viendront illustrer concrètement les réalités vécues par ces femmes, donnant une voix à celles qui sont d’ordinaire tenues à la marge. Enfin, nous explorerons les alternatives possibles au modèle actuel et formulerons une série de recommandations pour remédier aux injustices identifiées, avant de conclure sur la nécessité de porter un regard renouvelé, critique et intersectionnel, sur le système pénal français.

Cadre théorique

Pour comprendre le sujet dans sa globalité, il convient d’articuler deux notions clés : l’intersectionnalité et le capitalisme carcéral.

L’intersectionnalité est un concept forgé à la fin des années 1980 par la juriste afro-américaine Kimberlé Crenshaw, afin de décrire comment les différentes formes de discrimination (notamment le racisme et le sexisme) se chevauchent et se renforcent mutuellement. Crenshaw (1991) a montré par exemple que les femmes noires subissent simultanément des oppressions en raison de leur genre et de leur appartenance raciale, produisant une expérience spécifique qui n’est réductible ni à celle des femmes blanches, ni à celle des hommes noirs. Autrement dit, ces femmes sont marginalisées à la fois dans les agendas féministes dominants (centrés historiquement sur l’expérience des femmes blanches) et dans les luttes antiracistes dominées par des hommes. L’intersectionnalité offre ainsi un prisme d’analyse qui permet de saisir la complexité des inégalités sociales : elle invite à ne pas considérer séparément les oppressions, mais à examiner leurs interactions. Dans le contexte pénal, ce cadre théorique suggère que la justice ne peut être pleinement comprise qu’en prenant en compte le cumul de facteurs comme le genre, la “race” et la classe – faute de quoi on risque d’ignorer la situation spécifique de groupes à l’intersection de ces rapports de pouvoir (telles les femmes racisées issues de milieux populaires).

Le capitalisme carcéral, de son côté, renvoie à l’idée que le système pénal est structuré par des logiques de profit. Ce concept est proche de celui de « complexe carcéro-industriel » développé par des auteur·e·s comme Angela Davis (2003) ou Jackie Wang (2018) pour décrire la situation aux États-Unis, où l’industrie pénitentiaire forme un véritable marché. Il souligne que l’incarcération n’est pas qu’une question de sécurité publique : c’est aussi un marché lucratif dont de nombreux acteurs tirent avantage (constructeurs de prisons, sociétés de services pénitentiaires, entreprises employant de la main-d’œuvre carcérale, etc.). Dans les pays comme les États-Unis, des prisons privées existent, créant un intérêt économique direct à incarcérer toujours plus. En France, si les établissements pénitentiaires restent formellement publics – il n’y a pas de prison entièrement privée à la différence de certains États américains – le secteur privé y joue malgré tout un rôle croissant via la gestion dite déléguée et les partenariats public-privé (PPP). Le modèle français, mis en place à partir de la fin des années 1980, confie en effet aux entreprises privées toute une série de missions au sein des prisons : conception et construction des bâtiments, maintenance, restauration collective, gestion des cantines internes où les détenu·e·s achètent leurs produits, blanchisserie, organisation du travail pénitentiaire, accueil des familles, etc., tandis que l’État conserve les missions régaliennes (direction, surveillance, décisions de justice). En 2020, pas moins de 71 établissements pénitentiaires (sur 187) fonctionnaient sur ce mode mixte, hébergeant environ 60 % de la population détenue. De grandes entreprises du BTP et des services (Bouygues, Eiffage, Sodexo via sa filiale “Justice Services”, ou encore Gépsa-ENGIE) se partagent ce marché de la détention. Chaque année, l’État verse ainsi des centaines de millions d’euros à ces opérateurs privés – en 2020, plus de 320 millions € étaient budgétés pour rémunérer ces prestataires dans le cadre des contrats en cours.

Du point de vue du capitalisme carcéral, ce modèle signifie que l’incarcération génère des flux financiers considérables vers le secteur privé. Les entreprises impliquées ont un intérêt financier à la construction de nouvelles prisons (des marchés publics très rentables) et au maintien d’une population carcérale élevée, puisque leurs revenus dépendent du nombre de repas servis, du chiffre d’affaires de la cantine, du volume de travail pénitentiaire géré, etc. Certes, les contrats ne prévoient pas formellement de primes par détenu·e incarcéré·e, mais il est évident qu’une prison “pleine” fait tourner les services payants bien plus qu’une prison à moitié vide – ce qui favorise leurs affaires. On introduit donc un biais pro-détention dans le système : toute politique visant à réduire significativement la population carcérale ou à fermer des établissements sous-utilisés nuirait aux intérêts économiques de ces sociétés. Cette logique commerciale peut entrer en contradiction avec les impératifs de justice sociale et de réhabilitation, en créant des incitations financières à la perpétuation de l’enfermement. En somme, l’analyse théorique du capitalisme carcéral attire l’attention sur le risque qu’un système pénal à visée prétendument sécuritaire devienne aussi (et avant tout) un système de marché, où les considérations lucratives priment sur la réinsertion et la prévention du crime.

Portrait statistique

Avant d’approfondir les mécanismes d’oppression, il est utile de dresser un état des lieux quantitatif de la présence des femmes – et en particulier des femmes racisées – dans le système pénal français.

Proportion et effectifs : Les femmes représentent une très faible proportion de la population carcérale en France. Au 1er février 2024, on ne compte que 2 380 femmes détenues sur un total d’environ 76 258 personnes incarcérées, soit 3,4 % seulement. Cette part, autour de 3 à 4 %, est stable depuis de nombreuses années. En comparaison, la moyenne mondiale de féminisation carcérale est d’environ 7 %, avec de fortes disparités selon les régions. La France se situe donc dans la fourchette basse, proche des autres pays d’Europe occidentale. En chiffres absolus, le nombre de détenues a légèrement augmenté au fil du temps parallèlement à l’augmentation générale de la population pénale, mais sans explosion notable. Par exemple, on comptait 2 485 femmes incarcérées en octobre 2019 (environ 3,5 % du total à l’époque) ; ce nombre a diminué en 2020-2021 lors de la crise sanitaire (du fait de mesures exceptionnelles de libération anticipée), avant de remonter en 2022-2023. Au total, les femmes détenues restent quelques milliers, ce qui contraste fortement avec les 70 000 à 80 000 hommes incarcérés ces dernières années. Cette minorité numérique explique en partie pourquoi leurs conditions et besoins ont longtemps été négligés par l’administration pénitentiaire, historiquement conçue par et pour des hommes.

Répartition et structure d’accueil : La France compte très peu d’établissements pénitentiaires réservés exclusivement aux femmes. En 2025, seulement deux prisons sont intégralement féminines : la maison d’arrêt de Versailles (accueillant des prévenues et des courtes peines) et le centre pénitentiaire pour femmes de Rennes (établissement pour longues peines, qui est d’ailleurs le plus grand établissement pour femmes en Europe). Toutes les autres détenues sont incarcérées dans des quartiers pour femmes au sein de prisons majoritairement masculines. On dénombre environ 59 quartiers femmes dispersés sur le territoire. Cette répartition inégale pose de sérieux problèmes : de vastes régions ne disposent d’aucune structure de détention féminine, forçant la justice à incarcérer les femmes loin de leur domicile et de leur réseau familial. Par exemple, une prévenue incarcérée à Perpignan sera détenue dans l’unité femmes de la prison locale (où le taux d’occupation dépasse 200 %), tandis qu’une condamnée de la région PACA pourra être transférée à Rennes pour exécuter sa peine. Cet éloignement géographique engendre un isolement familial beaucoup plus marqué pour les femmes que pour la plupart des hommes incarcérés. Notons en outre que la surpopulation carcérale touche également les espaces dédiés aux femmes : au niveau national, le taux d’occupation moyen des quartiers féminins dépasse 150 %, ce qui signifie des conditions de promiscuité et de tension accrues.

Enfin, soulignons que beaucoup de femmes détenues sont mères de famille. On estime qu’environ deux tiers des femmes incarcérées ont au moins un enfant mineur. Quelques dizaines de bébés ou tout-petits se trouvent même chaque année en prison aux côtés de leur mère : environ 60 enfants de moins de 18 mois vivent ainsi en nurserie pénitentiaire avec leur mère détenue sur une année donnée. Ces cas restent limités à la petite enfance, mais ils posent des questions éthiques importantes quant aux conditions de vie de l’enfant en détention. Au-delà de ces tout-petits, la grande majorité des mères incarcérées sont séparées de leurs enfants, qui sont souvent confiés à d’autres membres de la famille ou placés. L’incarcération des mères a des conséquences transgénérationnelles lourdes : les enfants souffrent de l’absence prolongée de leur parent et peuvent à leur tour connaître des difficultés sociales et psychologiques. Conscient de cela, le droit prévoit quelques dispositions spécifiques pour les femmes détenues : par exemple, depuis 2014 il est interdit de menotter une femme en train d’accoucher (après le scandale de cas survenus par le passé). De même, une grossesse peut théoriquement justifier un aménagement ou un report de peine pour motif médical. Cependant, ces précautions restent limitées et, comme on le verra, les besoins spécifiques des femmes (enceintes, mères, etc.) sont encore trop peu pris en compte dans le système actuel.

En résumé, le portrait statistique révèle que les femmes détenues en France constituent un groupe numériquement restreint, mais cumulant des caractéristiques de grande vulnérabilité. Ce sont majoritairement des femmes précaires, avec un faible niveau d’études, souvent des antécédents de violences subies, et une surreprésentation des minorités en leur sein (nationales ou ethniques). Leurs infractions relèvent en grande partie de la petite délinquance, souvent liée à la pauvreté et aux violences subies – par exemple, beaucoup ont été condamnées pour des délits tels que le trafic de stupéfiants à échelle modeste (les “mules” du narcotrafic) ou pour des vols visant à survivre. Elles endurent fréquemment la prison pour de courtes peines ou en détention provisoire dans l’attente d’un jugement, plutôt que de longues condamnations pour des crimes graves. Cette réalité soulève la question de savoir si la prison est une réponse appropriée à leur situation ou si, au contraire, elle n’aggrave pas des trajectoires déjà marquées par l’injustice sociale. Pour y répondre, il faut maintenant examiner comment se combinent le genre, la “race” et la classe dans le vécu et le traitement pénal réservés à ces femmes.

Effets croisés : genre, “race” et inégalités dans le système pénal

L’analyse intersectionnelle met en évidence que les femmes racisées subissent un enchevêtrement de discriminations et de désavantages tout au long de leur parcours dans le système pénal – depuis le contrôle policier initial jusqu’à la réinsertion post-carcérale. Autrement dit, à chaque étape de la chaîne pénale, le fait d’être à la fois femme et appartenant à une minorité ethnique vient amplifier les inégalités de traitement.

Au stade policier, les femmes racisées peuvent être victimes de profilage ethnique et social lors des contrôles. Bien que les hommes issus des minorités soient plus ciblés par les contrôles au faciès, les femmes subissent elles aussi des stéréotypes de la part des forces de l’ordre, par exemple en étant systématiquement suspectées dans certains contextes (trafics de stupéfiants, mendicité, etc.) ou au contraire en étant moins bien protégées lorsqu’elles sont victimes (une femme racisée dénonçant des violences peut ne pas être prise au sérieux en raison de préjugés raciaux). De plus, l’entrecroisement avec la précarité socio-économique fait que ces femmes vivent souvent dans des quartiers fortement surveillés par la police, ce qui multiplie les risques d’interpellation pour des délits mineurs. Un “délit” de survie (vols de nourriture, fraudes de transport) pourra ainsi plus facilement les conduire devant la justice en raison du contexte de contrôle policier accru dans leur environnement.

Devant la justice, ces femmes font face à des biais qui peuvent influencer les décisions des magistrats. Le système pénal français tend à considérer chaque infraction de manière isolée, et peine à prendre en compte le contexte de vie de la prévenue ou de l’accusée. Ainsi, l’histoire de violences subies ou de victimisation préalable de ces femmes est souvent minimisée, voire ignorée, lors de leur jugement. Par exemple, nombre de femmes détenues ont commis des faits en lien direct avec les violences qu’elles ont endurées (agression contre un conjoint violent, complicité forcée dans une affaire sous l’emprise d’un homme, etc.), sans que leur statut initial de victime ne soit reconnu à sa juste valeur. Un indicateur parlant concerne les affaires d’homicide conjugal : proportionnellement, plus de femmes sont incarcérées pour avoir tué leur conjoint que d’hommes ne le sont pour le meurtre de leur conjointe. Cela ne signifie pas que les femmes sont plus violentes, mais souvent qu’elles ont réagi à des années de violences conjugales dans un geste de survie désespéré. Or, face à de tels cas, la justice peut se montrer sévère, traitant ces femmes avant tout comme des criminelles plutôt que comme des victimes de violences masculines. En d’autres termes, le système judiciaire a du mal à intégrer la réalité des violences de genre dans ses décisions : les femmes racisées qui passent en procès n’y bénéficient pas toujours de la même clémence ou compréhension que d’autres, notamment lorsque leurs parcours ne correspondent pas à l’image de la « victime idéale ».

Dans l’univers carcéral lui-même, les femmes racisées subissent une double marginalisation. D’une part, en tant que femmes en petit nombre au sein de prisons majoritairement masculines, elles sont trop souvent reléguées au second plan. Les infrastructures et activités sont principalement pensées pour les hommes : les quartiers femmes disposent de moins de programmes de formation ou de travail, moins d’activités sportives et culturelles, et un accès plus limité à certains soins spécialisés. Le personnel pénitentiaire, très habitué à gérer une population masculine, n’est pas toujours formé aux besoins spécifiques féminins (par exemple la santé gynécologique, la prise en charge des violences sexuelles antérieures, etc.). D’autre part, en tant que femmes racisées, elles peuvent être la cible de discriminations raciales explicites ou insidieuses en détention. Par exemple, des témoignages de détenues font état de propos stigmatisants de la part de certains surveillants, ou d’une indifférence face à leurs besoins culturels (alimentation, pratique religieuse, produits spécifiques pour les cheveux afro, etc.). Dans un établissement, un petit groupe de détenues a ainsi dû écrire collectivement aux autorités pour réclamer des produits d’hygiène adaptés aux femmes noires ou la possibilité de célébrer certaines fêtes culturelles, tant ces demandes étaient ignorées. Si des élans de solidarité émergent entre détenues – on a vu par exemple à Rennes des femmes se réunir en cercle de discussion féministe et antiraciste après la lecture d’ouvrages d’Angela Davis, afin de réfléchir à des améliorations de leurs conditions de vie – ces initiatives restent souvent sans réponse concrète de l’administration. Par ailleurs, la détention crée aussi des tensions entre détenues : certaines femmes racisées incarcérées témoignent du fait que la promiscuité et le stress peuvent les monter les unes contre les autres, chacune étant poussée à la compétition pour les ressources limitées et la bienveillance du personnel. Ainsi, la vie quotidienne en prison se révèle paradoxale pour ces femmes : elle est faite à la fois de privations et d’invisibilité, mais aussi de résistance et de sororité à petite échelle, le tout dans un cadre institutionnel qui ne valorise ni ne soutient ces dynamiques positives.

La dimension migratoire vient ajouter un autre niveau de difficulté pour bon nombre de femmes racisées détenues. Une proportion significative d’entre elles sont étrangères ou originaires des territoires d’outre-mer, souvent isolées en France. Pour ces femmes, la prison s’ajoute à un parcours déjà marqué par l’exil, la précarité et parfois le choc culturel. Certaines, qualifiées de “mules” dans le trafic de drogue, ont été exploitées par des réseaux criminels qui profitent de leur misère : vivant dans une très grande pauvreté, parfois mères célibataires, elles ont accepté de transporter des stupéfiants sur de longues distances en échange d’une somme dérisoire, au péril de leur vie. Lorsqu’elles sont arrêtées à l’aéroport, elles écopent de peines de prison ferme (2, 3 ou 4 ans souvent) et se retrouvent incarcérées loin de leur pays ou de leur région d’origine. Ce profil de détenues – femmes pauvres, majoritairement noires, originaires de Guyane, des Antilles ou d’autres pays du Sud – est emblématique de l’articulation entre oppressions économiques, raciales et genrées dans le système pénal. Leur sort illustre aussi comment la sévérité accrue des politiques pénales s’entremêle avec la rigueur des politiques migratoires : depuis quelques décennies, on pénalise plus systématiquement certains faits (notamment liés aux violences ou aux stupéfiants) tout en précarisant les personnes immigrées. Ce cocktail répressif expose particulièrement les femmes racisées migrantes victimes de violences ou de trafic : d’un côté elles subissent la violence privée ou l’exploitation, de l’autre, si elles commettent un acte illégal sous la contrainte ou pour survivre, elles sont traitées en délinquantes sans que leur vulnérabilité antérieure ne soit suffisamment prise en compte. Comme le notent des chercheuses féministes critiques (telles que Gwenola Ricordeau), le système actuel tend ainsi à cumuler les sanctions contre ces femmes plutôt qu’à les protéger.

Lors de la sortie de prison et la réinsertion, les femmes racisées affrontent enfin d’importants obstacles qui rendent leur retour à la vie libre particulièrement ardu. Sur le plan social, elles subissent une double stigmatisation (ancienne détenue et femme racisée) qui complique l’accès à l’emploi et au logement. Les recruteurs, déjà réticents à embaucher des ex-détenu·e·s, peuvent être encore plus biaisés si le profil de la candidate ne correspond pas à la norme majoritaire (discriminations à l’embauche envers les femmes portant un nom à consonance étrangère, par exemple). Beaucoup de ces femmes retournent de surcroît dans le même environnement précaire ou violent qu’avant leur incarcération, faute d’autre option : un foyer instable, un partenaire abuseur, un quartier où règnent chômage et insécurité. Faute de dispositifs d’accompagnement adaptés, elles risquent alors de replonger dans la marginalité ou de revivre des violences, ce qui contribue aux risques de récidive. En théorie, la loi prévoit des aides à la réinsertion (logement social, suivi par le Service pénitentiaire d’insertion et de probation, etc.), mais en pratique ces moyens sont insuffisants et souvent inadaptés à la réalité des femmes. Par exemple, trouver un hébergement pour une femme étrangère isolée à sa sortie de prison relève du défi, de l’aveu même de travailleurs sociaux. Une intervenante en SPIP témoigne avoir « le sentiment amer qu’on se contente de les punir puis de les relâcher dans la nature » sans soutien conséquent. Ce défaut de prise en charge post-carcérale fait qu’après avoir purgé leur peine, nombre de femmes racisées se retrouvent toujours prises dans le cycle de la précarité et de la stigmatisation, avec un risque élevé de rechute dans des situations à problèmes.

En définitive, l’ensemble de ces constats suggèrent que le système pénal, tel qu’il fonctionne aujourd’hui, perpétue une forme de violence structurelle à l’égard des femmes racisées. Loin de corriger les injustices préexistantes, il tend à en rajouter une couche en marginalisant davantage celles qui cumulent déjà les vulnérabilités. Comme l’affirment certain·e·s universitaires critiques (par ex. Victoria Law, 2021 ; Meiners & Richie, 2022), le paradigme consistant à combattre les violences de genre et les problèmes sociaux par la prison aboutit souvent à renforcer l’oppression des femmes racisées au lieu de les libérer de la violence. Le parcours que nous avons retracé – profilage policier, jugement sans égard pour le vécu, conditions de détention inadaptées, sortie sans appui – montre bien que ces femmes font face à un système pénal qui les dessert à chaque étape. C’est pourquoi il est crucial de repenser ce système de façon globale, afin qu’il ne fasse pas qu’ajouter de la peine à la peine. Dans cette optique, la section suivante propose d’examiner des pistes de réforme et d’alternatives pour un modèle de justice plus juste et plus humain.

Recommandations

À l’issue de ce diagnostic, il apparaît indispensable d’engager des réformes profondes pour améliorer la prise en charge des femmes racisées dans le système pénal et atténuer les effets délétères du capitalisme carcéral. Voici plusieurs axes de recommandations prioritaires :

  • Mettre fin aux abus du capitalisme carcéral : Revoir les contrats de gestion déléguée et de partenariat public-privé afin d’introduire des clauses garantissant une détention plus digne. Par exemple, inclure des critères de qualité de service aux détenu·e·s dans l’évaluation des prestataires (et non le seul critère de rendement financier). Réguler fortement les coûts imposés aux personnes détenues et à leurs familles : baisser les tarifs des communications téléphoniques et de la cantine en prison pour les aligner sur les prix extérieurs (au besoin via un plafonnement public ou le principe du prix coûtant). S’assurer que le travail pénitentiaire offre des conditions proches du droit commun : à la suite de la réforme de 2022, aller plus loin en garantissant un plancher de rémunération décent (par exemple au moins 50 % du SMIC horaire) et en ouvrant réellement l’accès des détenu·e·s travailleurs aux droits sociaux (cotisations retraite, chômage). Il convient également de limiter strictement les profits que les entreprises tirent de la main-d’œuvre carcérale, par exemple en plafonnant les marges sur les ateliers pénitentiaires. Plus globalement, instaurer un moratoire sur la construction de nouvelles places de prison tant que les solutions alternatives ne sont pas pleinement déployées : l’argent public doit aller prioritairement à la prévention et à l’insertion, plutôt qu’à bétonner des prisons supplémentaires.

  • Humaniser les conditions de détention : Éradiquer la surpopulation dans les quartiers femmes en ajustant les capacités d’accueil (ou en transférant les détenues vers des établissements plus proches de leur famille lorsqu’elles le désirent), de sorte qu’aucune femme ne soit incarcérée dans des conditions de promiscuité indignes. Garantir l’accès à des soins de santé complets pour les détenues : présence régulière de gynécologues en prison, distribution gratuite de protections périodiques de qualité, accès libre à la contraception et à l’IVG pour celles qui en ont besoin. Mettre en place des programmes spécifiques pour les femmes détenues : par exemple des activités sportives et culturelles non stéréotypées, des ateliers de gestion des traumatismes (groupes de parole entre survivantes de violences), ou encore une préparation renforcée à la sortie (orientation vers l’emploi et le logement bien en amont de la libération). Il faut aussi s’assurer que chaque détenue qui le souhaite puisse entreprendre des démarches de formation ou de validation d’acquis pendant sa détention, afin de maximiser ses chances de réinsertion. Enfin, veiller à ce que les règles pénitentiaires respectent les besoins familiaux des femmes : faciliter les visites des enfants et le maintien des liens familiaux, aménager autant que possible des solutions alternatives à l’incarcération pour les mères d’enfants en bas âge, etc.

  • Instituer un dispositif de justice restaurative spécifiquement pour les femmes : Créer, dans plusieurs tribunaux pilotes, des programmes de justice restaurative spécialement pensés pour les femmes impliquées dans des infractions (qu’elles en soient auteurs ou victimes). Ces programmes pourraient prendre la forme de cercles de parole où des femmes détenues rencontrent des victimes indirectes de délits similaires afin de prendre conscience de l’impact de leurs actes, ou d’ateliers collectifs réunissant d’anciennes détenues et des femmes ayant subi des violences, pour ensemble élaborer des solutions de réparation. Il s’agirait également d’encourager la médiation pénale dans certains cas (conflits familiaux, petites infractions sans violence) en impliquant des associations de la communauté, notamment issues des populations racisées concernées, de façon à trouver des issues évitant le recours à la prison. Pour que ces démarches restauratives puissent se développer, elles devraient bénéficier d’un cadre juridique clair – par exemple, prévoir explicitement la possibilité pour un juge d’homologuer un accord restauratif entre parties en lieu et place d’une condamnation classique lorsque cela est pertinent.

  • Accompagner la réinsertion avec un focus intersectionnel : Développer des programmes de réinsertion ciblés pour les femmes racisées sortant de prison, tenant compte de leurs multiples obstacles. Par exemple, mettre en place des partenariats avec des employeurs pour réserver des postes d’emploi à ces femmes, sur le modèle de dispositifs existant pour d’autres publics en difficulté – en mobilisant la responsabilité sociale des entreprises locales. Créer des logements passerelles spécifiques pour les sortantes : de petites unités de vie supervisées où les femmes peuvent séjourner quelques mois avec leurs enfants le temps de retrouver une stabilité (une sorte de « maison de sortie » pensée pour les femmes et mères isolées). Prévoir un suivi psychologique gratuit et systématique après la détention, car beaucoup cumulent des traumas (liés à la vie carcérale elle-même et aux violences antérieures) nécessitant un accompagnement sur le long terme. Enfin, soutenir activement – financièrement et logistiquement – les associations d’anciennes détenues qui apportent de l’entraide : par exemple, allouer des subventions à un réseau national de mentorat pénal où des bénévoles, y compris d’anciennes détenues réinsérées, guideraient individuellement les nouvelles sortantes dans leurs démarches (recherche de logement, emploi, soins, etc.).

  • Adopter une perspective de genre dans la lutte contre la récidive : Les politiques de prévention de la récidive doivent intégrer les spécificités féminines et l’impact des violences de genre. Beaucoup de femmes rechutent parce qu’elles retournent, une fois libérées, dans un contexte resté inchangé – par exemple un compagnon violent ou une situation de grande précarité – qui les ramène aux mêmes comportements ou infractions par nécessité. Il faudrait donc articuler les efforts du Ministère de la Justice avec ceux du Ministère chargé de l’Égalité (ou des droits des femmes) afin qu’automatiquement, à sa sortie de prison, toute femme puisse être orientée vers les dispositifs de lutte contre les violences si elle en a été victime, ou vers les aides sociales adéquates (RSA, formation professionnelle accélérée, hébergement d’urgence, etc.). On pourrait imaginer de créer un parcours post-carcéral prioritaire pour les femmes, sur le modèle de ce qui existe pour d’autres publics spécifiques (par exemple les détenus radicalisés qui font l’objet d’un suivi intensif de l’État après leur libération). L’idée serait de considérer chaque femme sortant de détention comme une personne à protéger autant qu’à surveiller : mettre l’accent sur sa sécurité et sa stabilité future (logement, éloignement des conjoints violents, suivi socio-éducatif) et pas uniquement sur le contrôle judiciaire. Une telle approche holistique, centrée sur la réparation des violences subies et la prévention de nouvelles violences, contribuerait à réduire significativement les risques de récidive tout en favorisant la réinsertion durable de ces femmes.

Conclusion

L’examen approfondi du capitalisme carcéral et des parcours des femmes racisées dans le système pénal français conduit à un constat sans appel : le dispositif actuel, dans sa double logique punitive et lucrative, renforce les injustices au lieu de les résorber. Des contrôles policiers aux verdicts judiciaires, de la vie derrière les barreaux à la sortie en liberté conditionnelle, chaque étape tend à reproduire – voire aggraver – les inégalités de genre et de race existantes dans la société. Ce sont les femmes les plus précaires, souvent déjà victimes de violences et de discriminations, qui se retrouvent écrasées par la machine pénale, sans que leurs voix soient entendues ni leurs besoins spécifiques pris en compte. Le système pénal, tel qu’il fonctionne aujourd’hui, n’apporte qu’une réponse partielle et trop souvent brutale à des problèmes sociaux complexes : il punit individuellement des femmes pour des faits largement enracinés dans la misère, le sexisme et le racisme, sans s’attaquer aux causes profondes ni offrir de véritable voie de réhabilitation.

Pourtant, loin de conclure à la fatalité, cette analyse ouvre des perspectives d’action. En adoptant un regard intersectionnel sur la justice, on révèle des leviers de changement concrets. Les recommandations formulées – qu’il s’agisse d’humaniser les conditions de détention, de développer des alternatives restauratives, de mieux accompagner la sortie ou de limiter les intérêts privés dans la pénalité – tracent les contours d’un modèle de justice plus équitable et plus humain. Un tel modèle viserait à réparer plutôt qu’à détruire : réparer les individus en prenant en charge leurs traumatismes et en soutenant leur réinsertion, réparer le lien social en évitant de briser des familles et des communautés, et réparer la confiance en l’institution judiciaire en la rendant plus attentive à l’égalité et à la dignité de chacun·e.

En définitive, plaider pour une justice attentive aux femmes racisées, c’est plaider pour une justice meilleure pour tou·te·s. Car les dysfonctionnements mis en lumière – la surpunition des plus vulnérables, la quête de rentabilité au détriment de la réinsertion, l’aveuglement aux contextes de violence – sont autant de failles qui minent l’efficacité et la légitimité du système pénal dans son ensemble. Réformer en profondeur ce système selon les axes évoqués ne bénéficiera donc pas uniquement aux quelques milliers de détenues concernées, mais contribuera à désamorcer le cycle de la marginalisation qui alimente l’insécurité collective. Il est temps d’adopter un regard renouvelé, critique et intersectionnel sur le pénal, et de construire des réponses où la justice ne rime plus avec exclusion ou profit, mais avec émancipation, responsabilité et réparation. Ce n’est qu’à ce prix que la promesse d’égalité devant la loi pourra enfin signifier quelque chose, y compris pour les femmes racisées, et que la société gagnera en cohésion et en humanité.

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.