Léon-Marc Levy

Abonné·e de Mediapart

33 Billets

0 Édition

Billet de blog 10 juin 2010

Léon-Marc Levy

Abonné·e de Mediapart

Pour Mankell, c'est de l'hébreu...

Léon-Marc Levy

Abonné·e de Mediapart

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Un écrivain, c’est d’abord un amoureux de la langue. C’est son outil de travail, sa passion, la matière même dont sont faits ses rêves.

Il y en a un dont on parle beaucoup ces derniers temps. Non pas en raison de son œuvre, intéressante au demeurant, mais pour ses prises de position récentes sur le conflit Israël/Palestine. Positions courageuses, admirables même puisqu’elles l’ont conduit à participer physiquement à l’expédition de la flottille pour Gaza, avec les risques évidents que cela présentait. Vous l’avez peut-être déjà reconnu, il s’agit d’Henning Mankell, auteur suédois de romans policiers à succès, « père » du commissaire Wallander dont vous pouvez suivre les enquêtes à la télévision dans une adaptation d’ailleurs très moyenne.

Ce n’est pas moi, militant convaincu de la cause palestinienne, qui vais adresser à Mankell le moindre reproche sur cet engagement. Au contraire. Les écrivains engagés dans leur temps forment une lignée des plus prestigieuses et depuis des millénaires. Pour en marquer des bornes aléatoires, disons de Cicéron à Hemingway, ou Camus. Chapeau bas M. Mankell, nous admirons.

Dans l’élan de cet engagement, Henning Mankell a fait savoir qu’il « réfléchissait » à l’éventualité d’ « interdire » la traduction de ses romans en hébreu. Relisez ma phrase. Mais oui, vous avez bien lu : interdire que ses livres soient traduits en hébreu et donc offerts à la lecture d’un public hébraïsant. Je ne sais pas si Mankell ira jusqu’au bout de sa « réflexion » mais le seul fait que l’idée lui soit venue en tête est hallucinante.

Ce n’est pas le « boycottage » habituel auquel les « politiquement corrects » d’occident se livrent avec passion et bonne conscience rituellement : on n’achète pas chilien dans les années Pinochet, on n’achète pas sud-Africain pendant l’Apartheid, on n’achète pas argentin sous la dictature. Ca dure quelques mois, puis on oublie, et puis si on veut des bons raisins toute l’année…Curieusement d’ailleurs, certains pays semblent échapper à cette vindicte récurrente : pourquoi ne boycottons-nous pas les produits chinois, coréens (tiens, ma femme a une voiture coréenne…je vais lui en dire deux mots), russes ? Serait-ce une question d’échelle : quand les pays sont trop puissants on ne peut pas, ce serait trop difficile ? Il vaut mieux s’en prendre à des pays de petite taille pour lesquels, éventuellement, le boycott pourrait faire mal. Moins noble déjà.

Mais dans le cas de notre Mankell, on sort carrément du cadre du boycottage. Il ne s’agit pas de ne pas consommer un produit du pays visé, mais de priver les citoyens de ce pays, amateurs éventuels d’énigmes policières, de la lecture des aventures concoctées par notre auteur. J’interdis à la langue hébraïque de s’appliquer à mon œuvre. Je refuse de voir mes mots dans la forme de l’alphabet, la syntaxe, l’orthographe d’une langue officielle d’un pays reconnu par les Nations-Unies, d’un pays aussi légitime que tous les pays du monde en tout cas juridiquement.

Bonjour le symptôme ! L’hébreu, l’une des langues mères des langues occidentales, la langue du Livre, la langue qui a cristallisé les pires haines de l’Europe centrale il y a quelques décennies, rejetée au ban de la littérature. Bannir l’hébreu. Allons jusqu’au bout de la logique de M. Mankell : brûlons les livres écrits en hébreu. Ca nous rappellerait de bons souvenirs.

La dimension symbolique de la « réflexion » de Mankell est effroyable. La langue hébraïque a été, de tous les points d’appui qui ont permis aux Juifs de survivre malgré les pires entreprises d’anéantissement, incontestablement l’outil le plus décisif. C’est autour de cette langue que les familles décimées ont accroché les bribes de leur existence, autour de cette langue que les communautés juives massacrées et expulsées d’Espagne, de France, d’Angleterre, de…Suède, ont reconstruit, peu à peu, une identité qu’on leur niait. Autour de cette langue enfin, avec cette langue, que restait allumée une lueur d’espoir dans la nuit et le brouillard de l’horreur la plus innommable que l’humanité ait jamais connue.

Eh bien c’est tranquillement cette langue que M. Mankell, écrivain suédois engagé et courageux, veut « interdire de séjour » dans son oeuvre. « Le Monde » du Jeudi 10 juin dénonçait, fort bien, dans son édito, le boycottage « culturel » d’Israël en soulignant l’absurdité qu’il y aurait à exclure de la communauté mondiale des écrivains, des artistes, des cinéastes, dont la plupart forment les rangs des citoyens israéliens les plus critiques à l’égard de la politique israélienne d’aujourd’hui. Henning Mankell va beaucoup plus loin : il veut exclure la matière même dont est pétrie la symbolique juive millénaire : le Aleph, le Beth et le Guimel. Il veut exclure la matière même de l’existence des juifs. Pas seulement leur existence politique ou citoyenne, mais linguistique. Il veut tuer symboliquement la racine juive, son étymologie. Même Hitler n’y avait pas songé.

Boycott pour boycott, je sens que la prochaine enquête du commissaire Wallander va m’attendre un moment…

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.