
Je vais encore aller m’afficher comme l’original à tout prix, qui ne veut jamais penser comme les autres. Tant pis, j’aime trop le monde du vin. J’aime trop les vins du monde. Je prends mon souffle et j’y vais !
Le monde du vin ça se dit Mondovino en italien. Tout le monde a reconnu le titre d’un film presque culte désormais de Jonathan Nossiter sorti en 2004. Gros succès, sans précédent en fait pour un documentaire sur la vigne et le vin. En plus du succès, quasi unanimité dans la louange : c’est formidable la thèse de ce film. L’unanimité même devrait nous inquiéter, trop beau pour être complètement vrai. En fait, c’est simple, c’est comme les westerns de notre enfance : le manichéisme porté à son terme avec les gentils d’un côté et les méchants de l’autre. Ici ce n’est pas Hopalong Cassidy et Billy the Kid. C’est Hubert de Montille (Bourgogne) Aimé Guibert (Languedoc) et des vignerons pauvres (Argentine), héroïques défenseurs du terroir et de la tradition, contre le gang de l’infâme Michel Rolland, le rapace Robert Mondavi et le prince noir Robert Parker, chefs du complot international visant à l’instauration d’un ordre nouveau du vin.
Voici la thèse : pour accroître massivement la production, il faut mettre en marche une énorme machine à uniformiser les techniques de culture, d’extraction, de traitement, et d’élevage du vin, quel que soit le pays d’origine ou l’appellation. Seul le cépage fait une différence, mais avec un même cépage on fait à peu près le même breuvage. C’est ainsi que les américains ont inventé un tas de vins qui ont pour nom un cépage (Pinot noir, Syrah, Cabernet-Sauvignon, Tempranillo…) et non pas une région. C’est donc la fin de la notion de terroir, de l’ancrage géologique et climatique, qui fait toutes les nuances, les complexités, les fragilités et les grandeurs du vin de tradition. L’exemple honni de cet impérialisme du nouveau vin est l’empire de Robert Mondavi, installé dans la NAPA Valley (Californie) qui étend ses tentacules partout dans le monde : en Italie (groupe Frescobaldi), Amérique du sud (Chili et Argentine), Australie, allant jusqu’à s’allier à un des fleurons de notre bordelais : Mouton-Rothschild pour créer son « Opus one ». Tout cela, à la houlette de deux chefs d’orchestre : Robert Parker l’américain et son complice français Michel Rolland.
Parker, c’est le pape de la critique œnologique depuis le légendaire millésime 1982 en bordelais. Il a inventé la note sur 100, la chronique de dégustation à l’emporte-pièce (« Ce vin est une œuvre d’art », « c’est bon comme une femme dans la fleur de l’âge », j’en passe, et des pas communes…). Il promeut, dès le début, un type de vin monstratif, « baroque », puissamment structuré, surdoté en fruit. C’est lui qui « crée » la renommée des locomotives des années 80 : les Pauillac, St Julien, St Estèphe, Margaux, Pessac rouges surpuissants. C’est le triomphe de la force sur la finesse avec l’émergence du concept de « blockbuster wines » (superproductions à gros budget). Car parallèlement, M. Parker n’aime guère le libournais et le St Emilion, trop légers, trop « aériens » à son goût. Beau temps pour Latour et Léoville Las Cases. Sale temps pour Figeac et La Gaffelière. Une note de Parker devient peu à peu la référence maîtresse de la qualité d’un vin : 100/100 et c’est le vin du millésime (les prix s’envolent), 90/100, c’est le drame (les prix s’effondrent). Ce n’est plus le ciel qui fait la pluie et le beau temps sur les bords de la Gironde. C’est un bonhomme qui vit avec sa femme et son chien (qui pue et qui pète, je parle du chien) dans une petite maison du Vermont aux USA.
Michel Rolland lui est œnologue. Au départ il est vigneron (il possède en particulier « Le Bon Pasteur » à Pomerol). Et puis son savoir faire, son dynamisme professionnel et…son sens des affaires l’ont amené peu à peu à « toucher » à des dizaines de domaines du bordelais, des plus huppés (Angelus, Le Pin) à de plus modestes (Laroque, Larmande). Il a ses « trucs » : micro oxygénation, bois neuf, accélération des fermentations. Le résultat, c’est une élévation du niveau moyen des vins mais, en particulier sur les vins modestes, une incontestable uniformisation du goût. Et puis M. Rolland a étendu son « emprise » aux vins du monde. NAPA Valley, Toscane (domaine Antinori qui produit le fameux « Ornellaia »)
Seulement voilà. Les gentils et les méchants c’était du temps de fort Alamo. De nos jours, c’est beaucoup plus compliqué.
Tout d’abord, Nossiter « oublie » les travers de ses héros. Ses artisans vignerons, qui font l’apologie du terroir, ne sont pas des anges. Les deux figures centrales, Hubert de Montille et Aimé Guibert sont des gentlemen farmers, milliardaires, qui vendent leur production à des prix très élevés (un Volnay premier cru de Montille vaut à sa sortie au moins 60 euros la bouteille. Un Daumas-Gassac, « vin de l’Hérault », est au-dessus de 30 euros la bouteille !).
Il « oublie » aussi que les techniques en cause (bois neuf, micro oxygénation, sulfitage etc.) sont aussi en cours dans la plupart des domaines des « gentils ». C’est aujourd’hui une part de la culture normale du vin ! Et surtout il oublie de dire que, grâce à ces techniques, les piquettes d’autrefois ont quasiment disparu. Rappelez-vous les années 60 ou 70 : le Languedoc, ou les Côtes du Rhône, ou les Costières de Nîmes étaient presque systématiquement synonymes de picrates infâmes, de rouges aigrelets et sans fruit qui vous décourageaient le palais pour longtemps. Plus rien de tel aujourd’hui : les plus petits domaines offrent un minimum de qualité et à 4 ou 5 euros on peut boire des vins agréables à défaut de grands. La « globalisation » et l’industrialisation poussent sûrement à une relative uniformité du goût pour les vins de moyenne/haute gamme. Mais pour les dizaines de millions d’hectolitres de vins plus simples qui se vendent à travers le monde à des prix abordables, le niveau de qualité a grimpé de quatre étages et une piquette n’a aucune chance de survivre ! Ce n’est pas rien et Nossiter en fait l’impasse totale !
Et puis, le plus étrange enfin. De quels vins parle « Mondovino » ? Les petits ? Non. On vient de voir que la qualité s’est améliorée de façon spectaculaire. Les moyens ? Disons les bouteilles à 10/15 euros ? Lesquelles se ressemblent toutes ? Goûtez un Chianti classico de bonne facture (Sangiovese, Basciano par exemple) 12/15 euros, ou bien un californien « facile » et fruité (Mandolin ou Zinfandel ou…), un Chantegrive de Graves 2006 (12 euros). Mais ils ne se ressemblent pas du tout ! Il y a un univers de nuances, de différences marquées entre eux. Faites l’expérience, si vous ne l’avez pas déjà faite moult fois.
C’est vrai qu’il y a eu, dans cette gamme moyenne, des années malheureuses. Justement les années de la sortie du film de Nossiter et merci à « Mondovino » s’il a contribué à corriger les dérives d’alors (et je crois qu’il y a contribué !) : les « petits vins » de Bordeaux alors avaient une furieuse tendance à tourner à la tisane de bois neuf, hyper vanillés et creux en fruit (1999, 2000, 2001, 2002) et coûtant néanmoins autour de 10 euros. J’ai un souvenir terrible de tel « Cadet-Piola 2001 » à 18 euros la bouteille ! Mais c’est loin derrière nous désormais : les fous du bois neuf, les marchands de copeaux sont rentrés chez eux, car les consommateurs ont tranché.
Restent alors les grands vins. Peut-on un instant parler d’ « uniformisation » du goût des grands vins ? Il y a un univers de distance gustative et olfactive entre bien sûr un grand espagnol (par exemple Ribera Del Duero de chez Pingus 2005) et un grand Bordeaux (Léoville Barton 2005). Mais surtout, dans une même région (le bordelais) voire dans une même appellation (St Emilion) sur un même millésime, que de sensations diverses, que de nuances complexes, que de styles ! Pour votre bonheur, faites l’expérience : Canon-La Gaffelière 2000 et Figeac 2000 (qualité et prix comparables 60/70 euros) Le premier, puissant, chocolaté, tout en structure et en concentration. Le second, aussi bon, mais tout en finesse, en ciselure, en touches évocatrices de fleurs et de miel.
Alors ? Je suis, comme Jonathan Nossiter, jaloux de la préservation de la notion de terroir, de la défense de l’identité de chaque domaine, de chaque château, du caractère irremplaçable de la magie de la terre et du ciel sur la vigne. Mais je ne vois pas contre quels vins il instruit son procès. Ce n’est pas clair. Si la mondialisation c’est de meilleurs petits vins partout, je suis pour. Si c’est des grands plus impeccables et complexes que jamais, alors je suis pour aussi.
Un mot pour finir sur Michel Rolland. Je n’ai pas de sympathie particulière pour le personnage que je ne connais qu’à travers l’image, peu aimable, qu’il donne dans le film « Mondovino ». Mais il y a quelque chose qui me trouble. Cet homme est accusé d’être le promoteur d’un vin sans âme, fabriqué à coups de technologie. Il est propriétaire d’un château en Pomerol, le Bon Pasteur. Goûtez ses vins : un modèle de finesse, d’équilibre et de complexité depuis des dizaines de millésimes. Curieux pour un « mondialiste » !
Tout cela n’empêche pas la très grande qualité du film de Nossiter : des documents formidables sur des gens formidables, qu’ils soient « gentils » ou « méchants ». Et puis j’aime bien les Don Quichotte. Ils sont généreux et attachants.
Encore faut-il qu’on sache quels sont les moulins à vent (sans jeu de mots) contre lesquels ils nous font combattre.